Bruxelles
Plaque tournante de
la prostitution nigériane
Embrigadées de force dans des réseaux,
elles bradent leur corps pour 5 euros
Traitées des comme des esclaves à Bruxelles, de jeunes Nigérianes sont matées par des réseaux ultra-violents. L’exploitation de ces filles souvent mineures sévit au cœur de l’Europe plus qu’ailleurs.
Une équipe d’enquêteurs de haut vol tente de les extraire du pire. A la clé : écoute, approche psychologique et connaissance pointue du terrain.
Les jeunes prostituées nigérianes ont quitté leur pays à grand frais, cédées par leur famille à des réseaux impitoyables qui vont, sous la menace leur faire rembourser le trajet vers l’Europe, entre autres, pour des montants exorbitants. Mais les filles, souvent mineures, entendent rejoindre coûte que coûte « l’eldorado » européen. Elles en ont vu d’autres. Les passes à 20 euros maximum, les logements crasseux, les menaces des proxénètes, des « madames » qui veillent au grain, ne sont pas grand-chose par rapport au statut d’esclave domestique qui les attend au pays.
A Bruxelles, la prostitution nigériane a pignon sur rue, ce qui permet un meilleur suivi policier lequel, combiné à une excellente connaissance du terrain nigérian, fait de l'équipe Afrique de la PJ Bruxelles une référence européenne dans le domaine.
Un périmètre de quelques centaines de mètres sis entre deux artères, la rue de Linné et la rue des Plantes, à deux pas de la gare du Nord concentre ce trafic d’êtres humains. Nous avons suivi, dans les rues du nord de Bruxelles, la “Team Africa”, cette équipe de flics hors pair créée en 1994. Une enquête au long cours qui a démarré en 2019. Dont plusieurs étapes de terrain, la dernière fin octobre 2021, alors que la crise sanitaire bout encore. Une équipe pointue qui opère en étroite collaboration avec Europol. Ils remontent à la source du réseau. Des toiles tentaculaires qui se sont déployées aux quatre coins du monde et sont en passe de dominer les mafias locales dans la prostitution, entre autres. En Italie notamment, où les « familles » calabraises n’ont qu’à bien se tenir.
Derrière les vitrines où sont exposées les victimes, c’est un monde souterrain et périlleux qui se déploie dans la capitale de l’Union européenne. A Anvers aussi mais dans une moindre mesure – les contrôles y sont facilités par le fait que la prostitution y est officiellement actée, et répertoriée en ligne. Les locations d’espaces se font dans ce but.
A Bruxelles, la prostitution nigériane est plus visible certes, mais aussi délicate à contrôler car des intermédiaires sous-louent des espaces privés. Pour que les policiers puissent y faire irruption, il faut qu’ils aient « de fortes présomptions » que la prostitution y a lieu et qu’ils soupçonnent une traite d’êtres humains.
Quand ils débarquent la nuit, ils sont reconnus à la vitesse du son, les volets tombent devant les vitrines et les filles se planquent aussi sec. Chaque « descente » nocturne permet aux policiers de contrôler réellement une ou deux filles, trois dans le meilleur des cas. Nous avons compilé dans ce récit différents épisodes de terrain auxquels nous avons pu assister au cours des deux dernières années.
Leurs familles les ont cédées à de redoutables réseaux
Le 13 janvier débutait à Bruxelles le procès d’assises du meurtrier présumé d’Eunice Osayande, prostituée nigériane de 23 ans tuée à coups de couteau en 2018, à Schaerbeek, dans son “carré de la rue de Linné. Le jeune homme, qui était déjà connu de la police et des services judiciaires de la jeunesse, a été arrêté le 20 juin 2018, soit une quinzaine de jours après les faits. Le décès d’Eunice avait provoqué l’émoi parmi les travailleuses du sexe du quartier Nord de la capitale. Elles avaient organisé une marche silencieuse, le 14 juin 2018, en mémoire à la jeune femme. Environ 150 personnes y avaient participé, dont une quarantaine de prostituées nigérianes, pour réclamer plus de protection policière dans les rues de Saint-Josse-ten-Noode et Schaerbeek où elles travaillent, mais aussi un véritable statut pour leur profession. Récemment, la Ville de Bruxelles a décidé qu’une nouvelle rue, qui reliera bientôt le Quai des Péniches et le Quai de Willebroeck, portera le nom d’Eunice. Cette enquête, comme beaucoup d’autres, a pu se développer avec la contribution de l’équipe Afrique de la police fédérale de Bruxelles et son impressionnante expérience du milieu.
Quand on arrive en ville
Bruxelles. Une fin d’après-midi d’octobre 2021. La crise sanitaire s’essouffle, temporairement. Un vent vaguement printanier souffle sur le quartier Nord.
Nous sommes à la veille d’un congé, en pleine phase de réveil pour ce quartier longtemps confiné. Durant les phases de lockdown la prostitution s’est faite sur un mode plus dark, plus opaque encore, plus virtuel. Inscription sur des sites ad hoc, rendez-vous dans d’autres lieux.. « La prostitution durant le confinement ne s’est jamais arrêtée bien sûr. Question de survie. Mais elle se tenait en mode plus underground dans des hôtels, des chambres planquées, des appartements privés. » Les plateformes virtuelles dédiées à la cause ont accueilli de nouvelles venues durant cette période particulièrement éprouvante pour les travailleurs du sexe en général. Et dont la survie dépend cruellement de cette promiscuité (mal) rémunérée.
Nous quittons le bâtiment de la police fédérale pour nous rendre sur le terrain en voiture banalisée d’abord. Une berline neuves aux vitres teintées. Cap sur la rue des Plantes et la rue de Linné. Le véhicule ne fait pas trop tache dans le paysage. D’autres voitures tout confort, parfois de prestige, sont visibles occasionnellement. On a repéré quelques mois plus tôt, lors d’une autre descente avec la Team Africa, des Porsche et Mercedes rutilantes, immatriculées en Roumanie. Mais ici le « focus » est placé sur les rues « africaines » du quartier Nord. Les rues où sévit la prostitution nigériane essentiellement, ce périmètre entre la rue des Plantes et la rue de Linné.
Les voitures avancent au pas, vitres baissées. En vitrine, les filles se trémoussent. Un ou deux grosses cylindrées sont garées devant des bâtiments décrépits. Et puis des petites voitures d’occase qui défilent, vitres baissées. A l’intérieur des gamins souvent. Au coin de la rue, une grappe de jeunes fait le guet. Les regards sont inquisiteurs.
Public masculin dans les rues, féminin en vitrines et devant certaines devantures. Celles qui taillent le bout de gras ou grillent une cigarette sur le pavé sont souvent des « contractuelles » qui ont loué leur « carré » - un bout d’appartement en rez-de-chaussée - aux filles. Ce sont les « mamas ». « Elles distribuent les clés aux filles – étonnante chorégraphie qui se joue sous le manteau - et puis se saoulent », commentent les policiers. Ces dernières sont déjà là, sur le pied de guerre. Derrière leurs vitres teintées, la Team Africa les observe.
Ne pas se faire trop remarquer sinon les volets tombent et les filles se planquent. L’équipe spécialisée de la police fédérale est rapidement repérée. “Rue des Plantes, il y a des Rihanna partout, il n’est pas toujours facile de les reconnaître », explique Jimmy. « On y arrive à force d’efforts, de concentration, de comparaison attentive de documents d’identité etc».
Les jeunes femmes sont apprêtées comme des stars du R'n'B. Elles affûtent leurs ongles immenses avec une moue contrariée mais aussi pas mal d’aplomb lorsque nos flics débarque. Elles comprennent souvent assez vite qu’elles n’étaient pas directement visées.
Retour au QG de la police fédérale, rue Royale. Dans le bureau, vaste, des bibelots africains, des affiches en anglais qui mettent en garde contre les réseaux de prostitution africains, contre l’exploitation au sens large. Des affiches de cinéma ornent les murs. Des séries américaines. Un thriller que leur travail a inspiré le scénaristes. Et partout des affiches en anglais dénonçant ou la prostitution nigériane et mettant en garde contre les réseaux. Le “sex trafficking”.
Sur un bureau, un casque de moto. Des coupures de presse aussi : le meurtre d’une prostituée qu’ils connaissaient. Ils lui avaient rendu visite à plusieurs reprises mais n’ont pu empêcher le massacre. D’autres coupures de presse. L’affaire Mama Leather, cette « madame », proxénète, qu’ils ont réussi à épingler et à mettre sous les verrous. L’enquête méthodique de l’équipe Afrique a mené à la condamnation, en avril 2019 d’Esoke U., à la tête d’un réseau nigérian de prostitution et de traite d’êtres humains actif à Schaerbeek. Dix ans de prison prononcés par la cour d’appel de Bruxelles.
On trouve aussi dans ce bureau qui respire la vraie vie, le terrain, la passion du métier, des clichés coups de cœur. Des matelas contre les murs, prêts pour un camping improvisé. Parfois l’équipe passe la nuit au poste, littéralement. Les descentes sur le terrain doivent s’opérer tard et se terminent aux petites heures. Plus le temps pour nos fins limiers de remettre le caps sur leurs pénates, en Flandre pour deux d’entre eux. La Team Africa doit manier essentiellement l’anglais. Les victimes nigérianes ne parlent ni le français, ni le néerlandais. « A l’époque, on a dû entendre les victimes dans le bureau, ce avant que ne soient créées les salles spécifiquement prévues pour ces auditions. Dans ce contexte de l’époque donc, on a parfois dû héberger dans cette pièce une ou deux victimes et notre traductrice. Elle était assise sur une chaise et n’a pas fermé l’œil. J’avais l’impression qu’elle veillait sur nous », explique Jimmy. « Tout ceci se passait bien sûr dans l’attente d’un placement des victimes dans une des ONG comme Pag-Asa. »
22 heures. Retour, à pied cette fois, vers les quartiers chauds.
Une forme d’euphorie règne dans les rues en cette veille de Toussaint. Sur le chemin vers les zones « hot », on passe près du Botanique. Bruits de musique, un autre monde à portée de main.
On se sépare en trois groupes pour un peu plus de discrétion. La dégaine des policiers évoque celle de « crime fighters » dans les meilleures séries tv. Mais ne pas s’y tromper. Ces hommes sont cultivés, policés, polyglottes, hyper-informés. Adeptes d’une méthode douce doublée de fermeté quand les choses l’imposent.
Ils nous demandent de planquer portables et appareils photo, de rester vigilants. “Ce quartier reste dangereux. Avenue Louise, un type bourré qui se balade de nuit se fera piquer son porte-feuille au minimum. Ici, vous risquez pire.” explique Jimmy. Il nous dit que récemment la police locale a été accueillie par des feux d’artifice. Il nous montre la vidéo. Ça pète dans le quartier.
Au coin de la rue des Plantes, des groupes de gamins fument, s’échangent des canettes, vendent des préservatifs. Il y a aussi ces petits dealers. Remis au pas après des tentatives de racket, et tolérés, ils filent doux désormais. « On leur a remonté les bretelles un jour : Ils extorquaient des fonds aux prostituées en menaçant de casser leur vitrine », commente Jimmy.
Derrière les vitrines aux halos rosés, de jeunes Africaines peintes comme des voitures volées. roulées comme des camions poursuivent leur manège. Du moins celles qui n’ont pas encore enregistré la présence de l’équipe Afrique. Talons vertigineux, déshabillés, gueules de Lolita vieillies à la truelle, griffes de Cruella, paillettes et extensions peroxydées. Quand la vitrine est vide, la fille est au travail. Si elle se planque, les rideaux seront clos. En devanture sont disposés souvent des accessoires – chaussures de rechange, peluches, grigris, magnets clignotants…
Descente musclée
Nous arpentons la rue par groupes de deux. Un gaillard se fait harponner par une jeune femme. Il entame un dialogue gestuel avec cette dernière . Lumières tamisées. Escarpins périlleux, voile clair sur gambettes pain d’épice, moue lascive. Elle lui ouvre. L’échange se poursuit à l’intérieur. De grosses voix. La Team Africa débarque. La jeune femme pousse la porte, tente de les empêcher d’entrer. Pour rappel, les « carrés » où les demoiselles officient sont sous-loués à des contractuelles et restent des lieux privés. Les policiers ne peuvent débarquer ainsi que lorsqu’ils ont « de fortes présomptions de prostitution ». En soi, celle-ci n’est pas condamnable bien sûr, mais ils soupçonnent ici un réseau de traite d’êtres humains.
Ils glissent les pieds dans la porte, au péril des jointures des uns et des autres. La fille résiste. Choc contre choc. Ils s’introduisent manu militari ou presque dans le carré. Séquence digne d’une bonne série. Réaliste, directe, sans effets de manches particuliers. Mélange de sons étouffés et de petits cris aigus de la fille. Le commissaire Franz V. et Jimmy H, s’emploient à cuisiner l’adolescente. Elle s’appelle Betty. Son vrai nom, apprendrons-nous plus tard, est Adama. Les noms d’emprunt des jeunes Nigérianes sont souvent d’inspiration anglo-saxonne. Des prénoms courts, qui claquent, à la consonance familière. L’anglais, un anglais maison, de cuisine souvent, ce fameux « pidgin English », qu’on retrouve dans d’autres pays comme le Cameroun et qui ne représente pas d’identité culturelle, est la langue véhiculaire au Nigeria où plus de cent cinquante dialectes sont pratiqués.
Les policiers ont en tête les prénoms, les habitudes, les tics de langage de ces jeunesses qui vendent leur chair pour 25 euros à tout casser. « 5 euros en fin de nuit », assènent-ils. Et surtout, ils connaissent leur “loueuse”. Celle qui leur file quelques mètres carrés, un carré donc la nuit. Aussi discrètement que possible, ils scrutent les visages. Parfois vaguement familiers, souvent inconnus. Un nouveau visage dans une vitrine, c’est souvent une fille qui vient d’arriver en Belgique. Des mouvements rapides, des remplacements, une sorte de chorégraphie qu’il faut réévaluer en permanence.
Derrière ces réseaux, il y a donc les « madames » qui veillent au grain, attendent le blé que les jeunes filles doivent leur rembourser. Cet argent emprunté à prix d’or pour traverser l’Afrique et rejoindre l’Europe. Des milliers d’euros et autant de passes en perspective.
Il y a aussi les propriétaires des maisons, qui louent les carrés. « Ils peuvent percevoir 1000 euros officiellement mais en réalité, avec ce système de sous-locations, ça peut aller jusqu’à 2000 ou 3000 euros pour un carré par mois. » Une exploitation à tous les niveaux donc.
Équipe de choc :
Approche humaine, questions à la mitraillette
Lors des descentes dans le quartier chaud, les questions de la Team Africa s’enchaînent, en anglais. C’est du travail proactif. Jimmy H attaque. Franz V. prend la relève. Il lui demande son téléphone pour éviter qu’elle ne lance l’alerte au réseau. Ils se renvoient la balle, connaissent leur matière sur le bout des doigts. L’équipe privilégie l’approche psychologique, l’écoute, la maîtrise du terrain. Un background ouvert sur le monde. Ils ont souvent voyagé au Nigeria, y ont développé des contacts, des relais nombreux, y connaissent les rares flics dignes de ce nom.
Le terrain c’est le monde de l'équipe Afrique. Cela ne les empêche pas de maîtriser leur matière sur le bout des doigts.
A Bruxelles, l’équipe connaît tout le monde dans le quartier chaud, sauf les nouvelles venues qu’il faut observer, apprivoiser, convaincre. Ils veulent que les choses “s’expliquent en douceur”. Privilégient les démarches personnalisées, à l’ancienne. Mais leur approche « soft » à ses heures ne les empêche pas de mitrailler les filles de questions. Qui est la contractuelle d’Adama, sa « logeuse », celle qui lui sous-loue le carré, quel âge a-t-elle, comment Adama a-t-elle rejoint la Belgique, qui est sa « madame » ? Comment a-t-elle atterri à Bruxelles, quel a été son voyage, où a-t-elle travaillé sur le continent européen ?
Ici comme souvent, la fille prétend travailler seule, sans filet ni épée de Damoclès, sans « madame », sans dette. Faux évidemment. Ils vont poursuivre leur questionnaire, habilement; alternant entre prose douce, termes d’argot nigérian et conseils aux accents paternels. Une forme de familiarité entre des milieux qui n’en finissent pas de se côtoyer. L’efficacité de ce travail de grands flics, c’est avant tout une excellente maîtrise du terrain et de la culture du pays d’origine des victimes de la traite.
Fins limiers
Franz V. stature athlétique, chemise sport, chaîne en argent, petite moustache grise, a dirigé longtemps les trois équipes du groupe TEH (Traite des êtres humains) – dont l’équipe Afrique. Il est devenu depuis adjoint chef du Service de l'OCRC (Office Central Répression de la Corruption) de la police fédérale mais reste en "close contact" avec ses collègues de l’équipe Afrique car « le phénomène lui tient fort à cœur », nous dit-il.
Jimmy H., autre membre historique, dirige la Team Africa. Dégaine de Lucky Luke, jambes de motard, visage taillé à la serpe, il est appelé l’Africain pour sa connaissance du terrain, de la langue, de certains dialectes du Nigeria. Les Ghanéennes du quartier l’ont surnommé Ofiri (« qui veut dire albino », précise-t-il). Les Nigérianes quant à elles l'appellent Osamede, qui signifie : « God will not let you fail » (Dieu ne vous laissera pas échouer) »
Jimmy nous raconte comment, après être passé par l'anti-banditisme et les stups, on lui a proposé différents postes rutilants, dans le contrôle des milieux de la nuit notamment. Avant cela, dans les années 80, il a officié à la brigade anti-gangs. «En arrivant à la BSR, on m’a mis dans l’équipe des mœurs. Je suis comptable de formation, ils recherchaient quelqu’un pour assurer la comptabilité des cabarets. Une criminalité des milieux de la nuit se développait alors et on avait besoin de personnes qui maîtrisaient l’anglais. Plus tard, j’ai dit à mes supérieurs : donnez-moi la rue… » Le terrain à tout prix. Une décision qu’il dit n’avoir jamais regrettée. « J’étais aux mœurs lorsqu’on a créé la Team Africa, vers 1993-1994. »
Didier, recrue plus récente, est un Bruxellois pur sucre, parfaitement bilingue. « Je suis l’étranger du bureau », dit-il volontiers, demi-sourire aux lèvres. Nous rencontrons plus tard Bart, néerlandophone, qui se prépare à endosser, le rôle de Jimmy, à terme, soit celui de futur chef d’équipe, de la Team Africa. Plus taiseux de prime abord, sans esbroufe. Une force tranquille.
Cellule belgo-belge, cadre international
La Team Africa fait partie du Groupe Traite des êtres humains (TEH) de la police judiciaire fédérale (PJF) bruxelloise. L’équipe Balkans en est un autre volet.
L’expertise de l’équipe Afrique leur connaissance du terrain nigérian est très prisée partout en Europe. Ils s’expriment régulièrement dans des colloques, de la Suède à l’Espagne en passant par l’Allemagne.
La Team Africa fait par ailleurs partie du projet Etutu, lancé en 2012 dans le cadre d’Europol-Empact. Son but : renfort de la lutte contre les réseaux nigérians de traite des êtres humains, échange d’expertise opérationnelle, meilleure circulation de l’information et collaboration opérationnelle effective.
En 2017, la Team Africa devient co-leader du projet qui réunit aujourd’hui dix-huit pays européens et trois pays africains. Elle fait partie de la JBTF – la Joint Border Task Force. C’est leur partenaire nigérian, intermédiaire entre enquêteurs belges entre autres et institutions nigérianes.
Leur expertise, les grands flics de l’équipe Afrique la partagent avec la police nigériane : le NAPTIP (National Agency of Prohibition against Trading in Persons), équivalent de la cellule Traite des êtres humains, volet immigration. Leur dernière réunion a eu lieu il y a quelques mois à Madrid.
« Le focus », explique Jimmy est placé sur les « racines du mal ». Entendons sur les raisons pour lesquelles les jeunes filles sont envoyées en Europe, et sur les routes qui les emmènent en Italie, Espagne, Grèce ou Turquie notamment. « Il faut remonter la chaîne. Sans brosser devant sa porte, on ne peut pas résoudre le problème. Il faut aller à la racine du fléau. On a pu ainsi à plusieurs reprises remonter les réseaux jusqu’à la base, arrêter les suspects principaux et les livrer à la justice.. Ce dans des affaires qui se sont déroulées et démontées en France, en Allemagne ou en Espagne. Tout cela dans le cadre du projet Etutu...Avec l’aide de nos confrères nigérians, avec l’appui de ces contacts de confiance qu’on a établis sur place, on y arrive progressivement. C’est un travail de fourmi. Si on n’arrête pas les têtes du réseau à Benin City, les filles continuent naturellement à être recrutées sur place. »
La grande toile nigériane
Plus forts que la mafia calabraise : des réseaux impitoyables, « parmi les plus dangereux au monde »
Dans l’ombre du trafic de rue visible à l’œil nu s’activent des réseaux criminels. Redoutables. C’est la nouvelle mafia. En Italie, la famille calabraise a gardé la drogue. Les Nigérians ont mis la main sur tous les réseaux de prostitution.
Derrière la façade somme toute classique du crime organisé, les réseaux sous-terrains sont terrifiants. Des réseaux « mobiles et intelligents ». D’autant plus inquiétants qu’ils sont maintenant constitués aussi d’avocats, de juristes, de profils sophistiqués. C’est un nébuleuse d’une cruauté sans nom. La plus violente sans doute, souligne encore Franz V, ancien patron de la cellule TEH (Traite des êtres humains) de la police judiciaire (voir par ailleurs son entretien en vidéo). Un monde souterrain qui affleure à Bruxelles, capitale de l’Europe, comme ailleurs.
« Dans des dossiers menés par la Team Africa », explique Jimmy H, membre historique et chef de l’Equipe Afrique de la PJ, « on a remarqué qu’il y avait toujours quelqu’un qui avaient des liens avec l’un ou l’autre culte secret au Nigeria. Le culte secret qui est impliqué en première ligne, c’est le SEC (Secret Eye Confraternity), suivi par Aye (le Black Axe). Récemment, on a constaté qu’un autre culte secret, Maphite, était également répandu en Europe. »
Tout a commencé en Italie dans les années 70, la proximité géographique avec le nord de l’Afrique ayant facilité l’accès des réseaux à l’Europe. «Au Nigeria dans ces années-là, le neo-Black Movement a commencé à se développer au sein des universités, avec des fraternités proches des modèles qu’on retrouve sur les campus américains. A l’origine, ces fraternités, hyper ritualisées, défendent globalement une fierté nationale et une conscience sociale collective. Certaines maintiendront ces valeurs tandis que d’autres se transformeront progressivement en réseaux et parfois basculeront du côté obscur.
« On met un gaillard en taule… Dans les cinq secondes, il est remplacé » Jimmy H, chef de la Team Africa
La BBC a réalisé il y a quelques semaines un reportage événement sur ces mouvements qui touchent jusqu’aux plus hautes sphères de la politique nigériane. « Ils utilisent la violence pour se lancer dans la politique », confirme Jimmy. « Tout a donc commencé avec le « néo Black Movement ». L’idée est la suivante : nous n’avons pas besoin des autres pour nous dire comment mener notre vie. Le nationalisme, on sait l’appliquer nous-mêmes… Problème : pour être dans le gouvernement, il faut être élu. Et ça ne se fait pas toujours dans la gentillesse. Des jeunes gens très violents travaillent ces ambitions de haut vol.. Le « cultisme » consiste à dire : c’est fini de laisser gérer nos quartiers par d’autres. Au Nigeria, ce sont désormais les gangs qui tiennent les faubourgs et bidonvilles en mains. Mais en parallèle bien sûr, subsistent des mouvements dont les causes fondamentales sont restées nobles, centrées sur l’humain. »
Jimmy H. entend bien éviter tout raccourci car l’affaire est massive et complexe, on l’a compris. « La grande difficulté étant de faire la part des choses, de déceler, derrière ces fraternités qui défendent par endroits des objectifs louables, la partie obscure, de s’en prémunir.»
Celui qu’on surnomme « l’Africain » poursuit : « L’Italie avait besoin de main d’œuvre pour la culture des tomates et autres légumes. Le sud du pays, la Botte, s’est transformé en « petite Nigeria ». La mafia calabraise a dû s’adapter à la présence du Black Axe et de Maphite, les deux grandes fraternités qui ont vraiment le pouvoir en Italie. Ensuite, ces mouvements et réseaux se sont déployés dans toute l’Europe et à travers le monde. Ils sont impliqués dans les activités criminelles organisées « classiques » : blanchiment d’argent, trafic de drogues, d’armes, escroquerie, prostitution... »
Le réservoir humain est infini et la gestion de ces filières criminelles est menée de main de maître, ce qui démontre si besoin était le caractère crucial de cellules d’investigation ciblées et pointues. « Ces cultes nigérians sont hyper organisés, ils constituent le vrai challenge pour l’avenir : on met un gaillard en taule et dans les cinq secondes il est remplacé... »
Ces « madames » qui font régner la terreur
Les enquêteurs ont parfois, d’entrée de jeu, les réponses aux premières interrogations des filles. Ils peuvent connaître de nom de la contractuelle. Ils savent parfois qui est leur « madame », leur proxénète, celle qui contrôle ces gamines depuis l’étranger. Elle les tient par la gorge, en créancière impitoyable. Elle leur réclame une bonne partie des 20 euros - à tout casser - encaissés après chaque passe. Terrorise les filles par téléphone, les harcèle à distance, les menace physiquement lorsqu’elle est présente. Il n’est pas rare de retrouver des filles qui ont été brûlées pour avoir tarder à honorer leurs remboursements. Les filles comprennent que c’est leur “hiérarchie” qui est visée. La « madame » qui a réservé pour elles, à distance le carré. Parfois via d’autres intermédiaires. Cette madame qui les trace depuis un autre pays – souvent l’Espagne, la France et l’Italie via le hot spot de Lampedusa – et à qui désormais elles doivent des montagnes d’argent. Des milliers d’euros, soit des milliers de passes. Ces « madames » qui peuvent, en cas de manquements au remboursement de leur dettes, leur infliger des sévices - brûlures de cigarettes, menaces de mort par personne interposée ou non, pression psychologique, harcèlement moral et physique aux formes sans cesse renouvelées.
Tout plutôt que de rentrer bredouille au pays
Un véritable esclavage qui demeure néanmoins, aux yeux des adolescentes parfois mineures, une promesse d’avenir meilleur. Quoi qu’il en coûte. Tout plutôt que de retourner, piteuses au pays. Les retours sont porteurs de reproches familiaux. Sans parler de la menace de prêtres vaudous. Tout le monde se ligue pour éviter le come-back, synonymes d’échec. Regagner le Nigeria, c’est reconnaître par la force des choses une impossibilité de contribuer à nourrir sa famille. La prostitution en Europe ou ailleurs, c’est une promesse de succès. Leur ambition, souvent, est de devenir « madame » ultérieurement.
Par ailleurs, leurs illusions sont parfois dérisoires, disproportionnées, évaluées à la grosse louche, pour le dire gentiment. « Elles ignorent en arrivant en Belgique que, si le niveau de vie est naturellement plus élevé que ce qu’elles connaissent, ce n’est pas non plus le pays du « milk and honey », commente Jimmy.
Une autre nuit, au cœur de décembre, nous visitons trois lieux. L’un d’eux est tenu par « Happiness » une Ghanéenne que la Team Africa connaît bien. Ils l’interrogent sur son loyer. Elle le minimise, livre un discours édulcoré. Aucune fille ne semble intimidée. Toutes, elles en ont vu d’autres.
Happiness a de faux airs de chanteuse de R’nB elle aussi. Une Rihanna en version à peine pubère. Des voiles transparents s’entrecroisent sur une poitrine menue. Elle porte fièrement le string et n’éprouve aucune gêne apparente à nous parler dans cet espace réduit, petit cocon étouffant.
A l’intérieur du boudoir, une femme plus âgée se repose. Elles est allongée sur une couche de fortune, derrière un paravent. Un chauffage d’appoint, une odeur de renfermé. Toujours ces effluves de parfum bon marché, de talc et de laque sucrée. Sur la coiffeuse, du gel, des préservatifs, des postiches, de la poudre de riz. Une palette de maquillage qui semble avoir connu deux guerres. Des fanfreluches accrochées au miroir. Le lit est ample.
Au fond une minuscule salle de bains, encombrée d’objets divers.
« Ce sont les parents qui le plus souvent poussent leurs filles dans les griffes des réseaux »
Les policiers demandent les papiers de Happiness, les immortalisent sur leur smartphone, auscultent son portable, lui demandent qui est sa “madame”. Elle prétend être majeure. Faux de toute évidence. Ils en sont sûrs, d’expérience. Happiness a l’air très jeune.
Plus largement, lorsque l’équipe soupçonne qu’une femme est mineure, il y a une obligation de l’emmener au bureau, et de lancer un avis au parquet qu enverra un réquisitoire pour faire examiner la victime à l’hôpital. « Longtemps les analyses portaient sur les os », dit Jimmy. « Aujourd’hui les équipes médicales examinent aussi les dents pour un diagnostic plus précis. L’âge reste complexe à établir mais la nuance entre mineures et majeures fera un monde de différence en termes de peine pour l’auteur des faits – la madame et les acteurs dans le réseau seront évidemment plus sévèrement pénalisés dans le cas d’exploitation de mineures d’âge. »
Parmi les suspects, il y a les "connection men" qui encadrent les filles dans leur périple à partir des hot spots comme Lampedusa, sont ceux qui leur fournissent des faux papiers. « Avant cela, pour la traversée d’une partie de l’Afrique et de la Méditerranée en canots gonflables les papiers sont superflus. Mais lorsqu’elles sont officiellement en Europe, le réseau va leur procurer des cartes d’identité européennes falsifiées qui présentent la fille comma majeure pour précisément éviter les problèmes en cas de contrôle car la loi européenne impose aux autorités judiciaires d’acter la présence de mineurs non accompagnés arrivant sur le territoire de l’Union. Dans le cas d’une mineure sauvée d’un réseau, une procédure particulière est prévue dont une prise en charge dans le cadre d’ONG spécialisées. Parmi celles-ci, Esperanto, Minor Ndako et le tout récent Meza. »
Mais cette notion de majorité n’impressionne pas les filles. « Souvent », explique encore Jimmy, elles sont mères à 14 ans dans leur pays. Et elles ont du mal à comprendre l’importance que ça peut avoir ici. Il est évident que si elles sont mineures, qu’on peut le prouver et identifier ceux qui tirent les ficelles de leur réseau et qui les exploitent, on multiplie les chances de faire condamner les responsables. Plus les filles sont jeunes, plus facilement elles obéissent… Elles sont poussées par la famille. Une fille, c’est celle qui fera tourner le moulin. Ce sont souvent les pères, voire les mères, qui les envoient bosser à l’étranger. Elles ignorent souvent qu’elles vont se prostituer. Mais une chose est sûre, le voyage, qui sera périlleux, en vaudra souvent la chandelle à leurs yeux. Au Nigeria les salaires sont misérables. Le pays est corrompu. Ces filles vivent dans des bidonvilles, dans des cabanes à même la terre battue. »
Sévices en cascade
Lors du périple qui les emmène en Europe, elles endurent des sévices en cascade, dont des viols par leurs passeurs. Mais aussi, parfois, la confiscation d’un enfant nouveau-né par une « madame » ou un autre intermédiaire. Elles doivent arriver en Europe comme neuves. Fragiles, isolées.
En Belgique, de jour, elles vivent dans des « safe houses », des logements collectifs archi encombrés, insalubres. Souvent situés en Flandre «car les loyers y sont moins élevés qu’à Bruxelles et qu’elles y trouvent plus de gens qui parlent l’anglais ». Les conditions pénibles dans lesquelles elles vivent ici restent un luxe à leurs yeux.
Les policiers réclament les papiers – souvent falsifiés, empruntés. Difficile de reconnaître les visages de ces filles. Il y a l’âge, erroné. Après vérification, ils constatent que Happiness a une carte de résidence en Italie. Sa présence en Belgique est donc autorisée. Dans les cas où l’équipe constate qu’une jeune fille a un statut de réfugiée dans un pays européen, ils sont tenus de l’emmener au bureau. Ils contactent ensuite l’Office des Étrangers qui souvent donne un OQT (l’ordre de quitter le territoire belge), ou de la placer dans un Centre fermé en vue de son rapatriement. « Mais deux jours après, en général, elles sont de retour ici. Elles circulent un peu en Europe et puis reviennent en Belgique. Souvent même avec un OQT, elles ne le respectent pas du tout. Lors d’une perquisition j’ai trouvé de nombreuses OQT pour une seule fille. »
L’identification – des victimes d’abord, des auteurs du trafic ensuite ou en parallèle – est une question centrale du travail d’enquête dans ces nébuleuse nigérianes. Ces chaînes infernales sont, confirment les policiers, d’une extrême souplesse, réactivité et mobilité. « Dès qu’une « madame » est repérée, elle change de pays. Dès qu’une fille sans papiers est renvoyée par exemple en Italie, elle revient après, d’une façon ou d’une autre. Quand on trouve une fille en vitrine qui a un statut de réfugiée dans un autre pays, et a reçu un OQT qu’elle n’a pas respecté, on peut avancer neuf fois sur dix qu’elle est victime d’un réseau. C’est donc une fille que nous aurons davantage à l’œil pour mieux la protéger et la convaincre de nous fournir une déclaration, ce qui fera progresser l’enquête. Ces filles, qui sont des victimes, on essaie de les retrouver dans le quartier. C’est la meilleure manière de conserver une forme de contrôle et un suivi de la situation. Les contrôles d’identité sont là pour les décourager mais la prostitution ne s’arrête pas comme ça, évidemment... »
Le « juju », terrorisme vaudou
Dans un autre carré, « Favour », Nigériane au visage de poupée, accepte de montrer ses tatouages mais tourne la tête. De manière générale, les jeunes femmes ont horreur des clichés, nous expliquent les policiers. Pas seulement par crainte d’être reconnues, mais surtout parce que toute image peut, elles en sont convaincues, faire l’objet d’un sort vaudou. Les portraits quels qu’ils soient peuvent être utilisés avec malice lors de rituels. C’est une hantise qui les poursuit. Avant leur départ du pays elles sont passées par cette cérémonie infernale : une séquence aux contours religieux dans un temple vaudou. Au cours de la séance sacrée, le « prêtre » aura récolté des fragments corporels : mèches de cheveux, poils pubiens, rognures d’ongles, liquide menstruel… Le tout est soigneusement scellé au pays et présenté comme la garantie qu’elles seront suivies à la trace et maudites si elles échappent à leurs passeurs, à leur « madame » ensuite… Ou si elles se rebiffent d’une quelconque manière.
Rue de Linné, une gamine quitte sa vitrine lorsqu’elle aperçoit les policiers. Elle leur dit s’appeler « Precious », son nom de guerre. Elle est passée par l’Italie, comme beaucoup. Ce fut sa première halte en Europe. Elle y a vécu la rue aussi. S’est frottée à certains codes.
Dans son carré, étouffant, où se mélangent des odeurs de tabac froid, de poussière, de transpiration et de biscuits rances, se trouve une autre femme qui sommeille dans un coin, derrière un rideau.
La fille qui semble à peine sortie de l’enfance arbore un body blanc. Apparition vaguement virginale. Elle a le port de tête altier, le menton haut, le regard effronté. Elle partage avec d’autres jeunes femmes une certaine facilité d’élocution dans cet anglais de cuisine, une nonchalance apparente, une forme de « blasitude » affichée qui peut n’être qu’une façade.
Des peurs au ventre, les filles en ont connues. Certaines étaient battues comme plâtre au pays. La plupart ont été violées sur le chemin de l’Europe. Menacées par un souteneur lointain blessée par leur madame, tuées par un client parfois. Elles vivent le couteau sur la gorge. Le rythme effréné du corps à livrer. Chair fraîche et dispose. Surendettement, pression familiale, vaudoue, menaces de clients. Leur enfer est permanent mais préférable, nous dit Franz V., à ce qui les attend si elles rentrent bredouilles au pays. “You know, life is no bed of roses », répond Precious quand Jimmy lui lance, d’une voix de stentor et en anglais toujours, entremêlé d’argot nigérian, qu’il « pourchasserait jusqu’au bout du monde celui qui contraindrait sa fille à vendre son corps de la sorte ».
Occident fantasmé : Fuir à tout prix l’esclavage domestique qui les attend au pays
Lorsqu’elles entament le long périple qui les emmène du Nigeria à la Libye, de Benin City à Tripoli avant de mettre le cap sur le sud de l’Italie, via le hot-spot de Lampedusa, un trajet qui prend souvent des mois, elles sont largement conditionnées : elles savent que l’avenir de leur famille dépendra de l’argent qu’elle pourront faire en Europe. Elles sont persuadées qu’à la moindre incartade ou échappée, elles seront rattrapées par la malédiction. Elles savant aussi qu’en cas de fuite ou de fantaisies dans le remboursement de leur dettes, les réseaux ne manqueront pas de menacer la vie de leurs parents, de leurs fratries au pays.
Le Nigeria domine l'Afrique subsaharienne notamment au regard de sa population : Plus de 180 millions d’habitants. Selon les estimations de l’ONU, il sera le troisième pays le plus densément peuplé au monde en 2050, après l’Inde et la Chine. Selon un rapport de Myria (le Centre fédéral Migration qui analyse la migration, défend les droits des étrangers et lutte contre la traite et le trafic des êtres humains), « avec une population avoisinant les 380 millions d’habitants, les Nigérians seront à ce moment plus nombreux que les Américains… Le vivier dans lequel les réseaux nigérians recrutent leurs victimes est énorme. L’avenir n’a donc rien de réjouissant. »
La lutte, rappellent les policiers de la Team Africa doit impérativement être menée au-delà des frontières et « de façon interdisciplinaire. »
La misère au Nigeria est par ailleurs difficilement chiffrable tant elle est écrasante, expliquent-ils encore : « Le seul avenir des filles, est de se marier. Ou d’être traitée en esclave domestique par leur famille. »
« Ce qui compte, c’est la survie »
Les parents encouragent leurs filles à partir en Europe. Ferment les yeux sur le destin qu’elles y trouveront. Après une traversée du désert, littéralement parlant, durant laquelle elles seront violées et maltraitées par les passeurs, elles feront une halte à Tripoli, cette halte peut durer plusieurs mois. Elles mettront le cap ensuite sur l’Italie où elles se livreront à la prostitution, sous le contrôle téléphonique déjà d’une « madame ». Elles rejoindront ensuite d’autres pays de l’Union.
Il existe une multitude de trajectoires bien sûr. Les réseaux de prostitution nigérians se retrouvent partout dans le monde, jusqu’en Arabie saoudite.
Le moteur de cette quête d’un Occident ou d’un Orient vaguement fantasmé, c’est, confirment les travailleurs sociaux spécialisés, la misère, la pression quotidienne, la violence banalisée et cet asservissement programmé qui attend la plupart de ces filles dans leur pays.
« La prostitution au Nigeria comme dans d’autres civilisations », précise Franz V « n’a pas la même portée repoussante que dans nos contrées. Il faut raisonner autrement. » Ce qui compte, c’est la survie. Au Nigeria, celle-ci est loin d’être garantie quelles que soient les extrémités par lesquelles passent les filles. « La violence y est terrible. Et la corruption est telle qu’un policier nigérian qui arrive sera souvent motivé par l’appât du gain. Il va souvent défendre les intérêts d’une personne qui lui aura graissé la patte. Il sera très violent et les filles ont appris à s’en méfier naturellement. »
Ce réflexe, elles doivent apprendre aussi à l’oublier. La Team Africa s’y emploie.
Ces corps bradés à 5 euros...
« Il y a une telle pression que tout gain, même minime, est le bienvenu »
Face à la gare du Nord, pause café dans un troquet garni de banquettes en skaï rouge. Le patron interpelle les flics, il est aux petits soins. « C’est un café tenu par un Turc. On l’a mis en taule alors désormais on est copains ! Il faut toujours bien traiter les gens », lance Franz V.
Nous sommes dans la rue d’Aarschot, celle « des filles de l’Est » - Bulgares, Roumaines, Albanaises.... « II y a dans le quartier Nord une énorme concurrence dans et tout le monde sait que les passes des prostituées nigérianes ne coûtent pas cher.- 20 euros en moyenne. Rue d’Aarschot, en-dessous de 50 euros pour dix minutes, les clients ne vont jamais trouver. Mais du côté nigérian, pour 20 euros ils peuvent rester une demi-heure sans problème parce que les filles ont besoin d’argent, vite. Souvent elles acceptent même de baisser leurs prix encore. Elles prendront un client plus tard dans la nuit pour dix euros, ou même pour cinq pour une fellation par exemple... Il y a une telle pression que tout gain, même minime, est le bienvenu.”
« De ces 20 euros par passe », précise Jimmy H., « environ 10 euros iront à la madame. Le reste se découpe grosso modo comme suit : 5 euros pour vivre, et 2 euros à envoyer à la famille – à Benin City, on bon salaire c’est 50 euros en moyenne. Reste environ 3 euros à mettre de côté... » Si la fille a de la chance et s’il n’y a pas d’autres intermédiaires à honorer, comprend-on en substance.
Nouvelle halte chez une jeune femme qui s’est fait agresser, a eu le bras brisé et a subi une tentative de strangulation. Les membres de la Team Africa lui rendent visite régulièrement, s’enquièrent d’autres menaces qu’elle aurait pu subir. Les attaques de filles en vitrine ont lieu souvent dans la deuxième partie de la nuit, lorsque quelques billets ont pu être stockés. « Ils attendent 2 ou 3 heures du matin pour s’attaquer à elles et leur piquer leur pognon », commente Jimmy. Le trésor en vérité n’est pas conséquent, même si le rythme des passes peut être puissant. Les tarifs peuvent descendre jusqu’à 5 euros, on l’a dit. « Il faut beaucoup bosser pour accumuler de l’argent. Rembourser la madame ». Des années souvent. Malgré cela, le jeu en vaut la chandelle pour les demoiselles. Elles en sont trop souvent convaincues.
Les Balkans et les « lover boys » : un autre monde
En déambulant dans le quartier, on croise une autre brigade, celles des pays de l’Est, la Team dite « Balkans ». L’un des policiers porte un long manteau de cuir, une barbe grise et carrée de hipster. Il est spécialiste de l’Albanie. La prostitution de l’Est ne fonctionne pas en réseaux, explique un autre membre de l’équipe en substance. Ce sont plutôt des groupes qui se déplacent. La dépendance des filles de l’Est est d’abord amoureuse. Elles suivent un gars qui leur promet la lune et les met à la rue en gros. C’est le principe des « lover boys ».
L’équipe Balkans vit une expérience très différente de la Team Africa : les filles ne se planquent pas à leur approche. Les intermédiaires dans la location des carrés sont moins nombreux. « Ces filles sont issues parfois de l’Union européenne mais ne sont pas inscrites à la commune. Elles sont donc en situation irrégulière. Lorsqu’elles sont renvoyées, elles se retrouveront à se prostituer ailleurs. »
Un autre membre de la brigade Balkans le souligne : le plus gros cliché en termes de prostitution, c’est ce jugement à l’emporte-pièce qui veut que la fille ait choisi librement de vendre son corps. Il recommande dans la foulée de se débarrasser du “filtre occidental”. “La prostitution n’est pas vue de la même manière dans les pays de l’Est. Elle n’est pas “banalisée” mais le regard est différent, le rapport au corps aussi peut-être. »
« A Benin City, on connaît la rue de Linné »
« A Benin City, on connaît la rue de Linné. Et en Autriche, celle d’Aerschot », précise Jimmy. « Cela s’explique par le fait qu’il y a beaucoup de prostituées roumaines dans le sud de l’Autriche, saunas, massages « lounge houses ». Bruxelles est connu dans le monde entier pour ses vitrines, ça montre l’étendue du problème des réseaux. »
Des destins en mains et un travail de fourmi
« Nous sommes investis d’un pouvoir sur les trajectoires humaines. Il ne faut pas l’utiliser dans le mauvais sens », Jimmy H, boss de la Team Africa.
Rue de Linné précisément, les membres de l’équipe Afrique s’entretiennent avec une Ghanéenne qu’ils connaissent bien : « Elle a été impliquée il y a quelques années dans une affaire criminelle, de traite des êtres humains », explique Franz. « Elle avait une tâche secondaire dans la filière. On a dû l’arrêter. Elle a fait quelques mois de prison. Mais comme on a toujours été très corrects, très humains avec elle, comme nous le sommes avec tous nos interlocuteurs, elle ne nous a pas oublié. En général c’est quelque chose que ceux que nous rencontrons n’oublient jamais. Nous gardons souvent de bons contacts malgré le contexte. Et vous avez vu qu’en dépit de ce qui s’est passé, et de son emprisonnement, elle vient volontiers nous parler. On cause, on plaisante, il y a une confiance. Comme les autres, elle n’a pas oublié que nous avons toujours été corrects avec elle, même durant les moments les plus difficiles. C’est important en tant que policiers. »
Les lumières s’éteignent dès que les flics apparaissent ; Ils ont été repérés d’emblée. L’alerte est donnée. Les filles sont passées “derrière”. Les enquêteurs frappent à une porte, s’agacent, tambourinent.
Bart fait l’arrêt devant une vitrine. Il a reconnu un visage. La jeune femme en question appartient à un « culte » nigérian – le dossier est toujours à l’instruction, confirme l’équipe. Elle travaille pour payer les frais d’avocat d’un réseaux démantelé en partie par les Belges, en coopération avec des policiers français.
La fille disparaît derrière le paravent. Les hommes sonnent, insistent. Silence. Elle reste planquée. Jimmy prend son téléphone et appelle une certaine Tina, lui parle en anglais. Une contractuelle qui sous-loue ce carré. A distance il la convainc de contraindre sa locataire temporaire de leur ouvrir. « Je la connais depuis des années et j’ai confiance. Je sais qu’elle va réussir à convaincre la fille. Là aussi, c’est le fruit d’un travail de longue haleine. »
“Nora” ouvre la porte. Elle les connaît déjà, les écoute plutôt religieusement, crâne moins que ses congénères, en apparence du moins. “You can and you must build yourself a better life”, scande Jimmy. Franz relaie ses propos, y donne ses propres échos. “You can go back to school, find a new job. We will help you.”
Des succès ils en ont connu pas mal. Des filles qui ont quitté le job. Première étape, l’hébergement dans un lieu tenu secret via les associations Pag-Asa, Payoke et Sürya, situées respectivement à Bruxelles, Anvers et Liège.
Team Africa, ONG et Parquet : le « triangle d’or »
La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains impose aux États parties de prendre des mesures pour assister les victimes dans leur rétablissement physique, psychologique et social, en tenant compte de leurs besoins en matière de sécurité et de protection.
En Belgique, les trois ONG Pag-Asa, Payoke et Sürya ont obtenu le statut de prestataires officiels d’assistance aux victimes de la traite. Elles gèrent des centres d’accueil spécialisés pour toutes les victimes adultes de la traite.
Elles proposent des cours – langues, informatique... Et puis, parfois leur dégotent des stages, de petits contrats. Elles essaient de leur remettre le pied à l’étrier. Il arrive que ça ne fonctionne pas. La démarche est complexe. Certaines filles retombent dans la rue, préférant céder aux sirènes de cette vie de nuit qui use les corps et les âmes.
Ces ONG spécialisées encadrent les jeunes femmes, les aident à remettre le pied à l’étrier d’une vie sans terreur. Il faut prouver qu’elles ont été victimes. Elles pourront alors obtenir peut-être un permis de séjour et repartir sur des bases saines. « L’école les impressionne beaucoup même s’il ne s’agit parfois que de cours de langues dans un premier temps. Elles voient ça comme une réelle opportunité », dit Jimmy.
Le « triangle d’or », c’est ce travail que mène l’équipe Afrique avec les ONG et le Parquet, en l’occurrence, Marie Delahaye, substitut du procureur du roi qui nous accompagnera aussi, en toute simplicité, sur le terrain. « C’est elle qui donne le feu vert pour entamer un dossier et qui, au terme de l’exploration du dossier, requiert les peines. Son rôle est évidemment crucial. On a toujours eu une super coopération avec le Parquet. »
Les enquêteurs sont conscients de leur responsabilité inestimables qui leur sont confiées. De cette faculté d’influer sur une vie, de remettre ou non des êtres sur une voie prometteuse.
Dans le meilleur des cas, les filles accepteront de quitter la rue. Il faudra d’abord leur faire abandonner leurs craintes, surpasser leur hantise du culte vaudou ou d’une vengeance de sang sur leur famille au pays. Il faudra les convaincre aussi qu’en abandonnant ce job où l’argent est « facile » elle pourront vivre dignement.
« Nous sommes investis d’un certain pouvoir, il ne faut pas l’utiliser dans le mauvais sens. Et les gens n’oublient jamais qu’on les a traités humainement. Ils peuvent se révéler utiles aussi dans la suite des enquêtes. Il faut toujours être conscient qu’on a des destins en mains. »