Ces auteures qui bousculent le monde de la bd franco-belge

Rencontre

En 2020, la légitimité des femmes dans la bande dessinée est toujours mise à mal. Quelle place pour les créatrices de bd dans un univers qui peine à s’ouvrir à elles ?

Nous sommes partis à la rencontre de Tarmasz et Marie Spénale, deux auteures françaises installées dans notre capitale.

En janvier 2020, la nomination de Catherine Meurisse, dessinatrice de presse et autrice de bande dessinée, pour le Grand Prix du FIBD (Festival International de la bande-dessinée) d’Angoulême), provoquait de violentes remarques sexistes. Armée de sa prestigieuse carrière en tant que dessinatrice de presse, illustratrice et bédéiste, on aurait pu croire que cette ancienne membre de Charlie Hebdo avait enfin pu asseoir sa légitimité aux yeux du 9ème art. Il n’en est rien : dans un article sur sa nomination au FIBD, le site de critique Actuabd tirait la conclusion suivante : « il est probable que l’effet #Me Too continue de faire son effet … » .

Retour en 2016, lorsque les Etats Généraux de la BD publient le nombre d'autrices dans le secteur : elles sont 27% . Celles-ci sont relativement jeunes : 40% d'entre elles ont moins de 30 ans.

C’est la polémique du festival d’Angoulême (FIBD) de 2016 qui met réellement le feu aux poudres : sur la liste des 30 auteurs en lice pour le Grand Prix - qui récompense l’ensemble d’une carrière - pas une seule femme. Scandale encore plus révoltant quand on sait qu’il s’agit du Festival International de la bande dessinée, ce qui implique la potentielle éligibilité d’auteurs du monde entier, mangakas et auteurs de comics y compris. Après coup, le collectif Bdegalité se crée, et renomme ironiquement le FIBD : « Femmes Interdites de Bande Dessinée ».

En francophonie, elles sont toutes aussi nombreuses que leurs créations. Tarmasz, de son vrai nom Faustine, nous accueille à Bruxelles dans son atelier aux tons jaune moutarde, qu’elle partage avec son amie Elodie Shanta, ou Elosterv, autrice et tatoueuse également. Désinfectants et encres bordent leurs tables de tatouage respectives, et sur la petite table à l'entrée de l’atelier, leurs livres. Les deux bd de Tarmasz, et la petite dernière d’Elosterv, Crevette, nominée à Angoulême. 

Éditeur indé plus inclusif, mais moins visible

Tarmasz a mis les pieds dans le monde des bulles il y a tout juste deux ans. En 2018, elle publie Voyage en République de Crabe aux éditions Delcourt. L’année suivante, c’est via la maison indépendante Même Pas Mal qu’elle matérialise Alma, 11 histoires et légendes. Travailler avec un éditeur généraliste, puis un autre plus familial lui a réellement permis de constater les avantages et inconvénients des deux parcours.

« Avec Delcourt, j’étais partout dans les librairies et j’ai eu beaucoup de critiques presse. Par contre, aucune dédicace n’était organisée, et c’est beaucoup plus difficile de se faire une place car c’est une maison gigantesque. » Avec un éditeur plus petit : nettement moins de placement en librairie, mais un livre fort mis en avant car l’éditeur ne peut pas se permettre de négliger une sortie d’album. « Les deux expériences m’ont plu, même si Même pas mal était plus familial. »

Dans Voyage en république de crabe, Tarmasz s’affranchit de tous les codes de la proportion humaine, facilitant notre immersion dans son monde fantaisiste.

Dans Voyage en république de crabe, Tarmasz s’affranchit de tous les codes de la proportion humaine, facilitant notre immersion dans son monde fantaisiste.

© Delcourt, Voyage en république de crabe

© Delcourt, Voyage en république de crabe

© Delcourt, Voyage en république de crabe

© Delcourt, Voyage en république de crabe

Si elle est déterminée à continuer de publier de nouveaux albums, elle compte néanmoins sur son boulot de tatoueuse comme assurance financière. « Tatouer m’apporte la stabilité financière que la bd ne me fournit pas. » Le métier est aussi très social, comparé au travail solitaire d’auteur.

Plutôt optimiste quant à la place de ses consoeurs dans le monde de la bd, Tarmasz n’est néanmoins pas lectrice de créations que l’on retrouve habituellement sur les étals des libraires généralistes. Elle leur préfère des romans graphiques indépendants, ceux qui osent davantage graphiquement et sortent du lot. La Ville Brûle, L’employé du Moi, Cornelius, ou encore 6 Pieds sous terre sont quelques-unes des maisons d’édition indépendantes. « Au sein de ma génération, j'ai l’impression que la mixité est plus que présente. Dans le milieu indépendant, je connais autant de nanas qui fonctionnent et sont publiées, que de mecs. J’arrive dans ce milieu-là alors qu’il est déjà en train de bouger : d’ici dix à quinze ans, on sera la génération installée, et les choses auront eu le temps de changer d’ici là. »

Mépris pour la bd jeunesse

Marie Spénale est autrice de bande dessinée et illustratrice depuis six ans. Son dernier album, Wonder Pony, trônait fièrement dans la sélection d’Angoulême 2019. Cette épopée fantastique destinée à la jeunesse n’est pas le premier roman graphique de l’autrice. En 2017, elle publiait Heidi au printemps, un récit pour jeune adulte retraçant la découverte d’Heidi et sa sexualité. 

Comment expliquer que les autrices sont surreprésentées dans la bd jeunesse ? Tarmasz explique : « Beaucoup d’autrices sont poussées vers le genre jeunesse ». Selon Marie Spénale, il existe un mépris général pour les oeuvres jeunesses, qui sont donc un genre naturellement relégué aux femmes. « Ecrire pour la jeunesse a toujours été considéré comme peu noble, et surtout inné pour les femmes : tu enfantes, tu t'occupes de tout ce qui touches à l'enfance. »

C’est un double problème, car en plus de mépriser les femmes, on dévalorise les enfants. Si les femmes écrivent, c’est que c’est de mauvaise qualité. 

Pour Marie Spénale, cette ignorance du genre jeunesse a joué un rôle majeur dans l'invisibilité des femmes dans le 9ème art. Elles sont présentes dans le secteur depuis bien longtemps : « Ne serait-ce qu’en scénario, elles sont nombreuses. Seulement, on ne les prend jamais en compte, car, comme en littérature, le contenu destiné à la jeunesse est dévalorisé. » 

Un art historiquement masculin

Dans les esprits, la bande-dessinée se limite encore aux séries canoniques telles que Lucky Luke ou Blake et Mortimer, qui figuraient d'ailleurs en tête de liste des plus gros tirages de l’année 2016. 

Le genre est traditionnellement très masculin à deux niveaux : dans sa création ( où l'on observe une prédominance d’auteurs hommes ), mais également dans les sujets traités (majorité de héros et peu d’héroïnes). Marie Spénale décrypte : « Du côté professionnel, il y a un manque cruel d'auteurs en tant que modèles, mais également au niveau des sujets abordés dans la bd classique. Dans Spirou par exemple, on retrouve peu d'héroïnes. Forcément, les jeunes filles ne se retrouvent pas dans les histoires abordées, et cela crée un déficit de vocation. »

Pendant très longtemps, il a fallu s’imposer dans un milieu très masculin, et arriver face à des groupes d’éditeurs hommes avec ses petites planches. Si le secteur de la bd n'a pas l'apanage de la prédominance masculine, on y observe des remarques souvent placées sous la coupe de l'humour : « il y a un côté un peu potache, blagueur, qui n’est pas hyper agréable en tant que jeune femme. »

L’importance d’internet

Et si le web avait ouvert le champ des possibilités pour les autrices en devenir ? C’est ce que pense l’autrice d’Heidi au printemps. « Dans les années 2000, Internet a explosé. On a pu commencer à publier des planches sans devoir être validées par le milieu des éditeurs : tout le monde postait ce qu’il souhaitait. C’est à se moment-là que la bd a réellement pu se féminiser, selon moi. » 

Début 2000, on a vu émerger des blogs à tout va, comme Ma vie est tout à fait fascinante. Si ce nom vous dit peut-être quelque chose, c’est bien parce qu’il a servi de réelle porte d’entrée dans le monde des bulles à Pénélope Bagieu, scénariste et dessinatrice désormais ultra reconnue en francophonie et même Outre-Atlantique. 

Dans son atelier "Rascasse", au Sud de Bruxelles, Tarmasz tatoue aux côtés d'Elosterv, autrice et illustratrice.

Le “ girly ”, cette étiquette coriace

Le terme à connotation péjorative “girly” a souvent teinté les créations de femmes. Peu importe le genre qu’elles présentaient. Aventure, drame, tranche de vie, écrit par une femme ? ...Ah. C’est girly, alors. “ Girly, qu’est-ce que c’est, sinon un terme ultra-condescendant pour parler de l’autobiographie féminine ? ” confiait Pénélope Bagieu à L’Obs. Étonnamment, son équivalent masculin n’existe pas, lui.

Une hiérarchie tout doucement bousculée par les éditrices

Au sommet de la chaîne du livre, les éditeurs. Eux sont encore majoritairement des hommes de la génération Spirou, ce qui influe inévitablement sur leurs décisions éditoriales. « Quand tu présentes ton travail à un homme, il va inconsciemment se mettre à la place des hommes de l’histoire. C’est plus difficile de présenter un travail qui reflète ton vécu. » Cette attitude problématique immobilise les possibilités d'un récit mené par une héroïne. 

Marie Spénale dans son atelier à Bruxelles, où elle habite depuis 6 ans.

Marie Spénale dans son atelier à Bruxelles, où elle habite depuis 6 ans.

« Avec l'arrivée d'internet, la bd a réellement pu se féminiser  »

© Delcourt, Tu mourras moins bête

© Delcourt, Tu mourras moins bête

© Delcourt, Tu mourras moins bête

© Delcourt, Tu mourras moins bête

Pour donner un exemple assez parlant, lors de sa recherche d’éditeurs pour Wonder Pony, une éditrice très convaincue par le projet de Marie Spénale a voulu le faire lire à son supérieur, qui a refusé. « Vu le titre du livre, et le fait qu’il était destiné à des jeunes filles, il a refusé de le lire pour directement le passer au service marketing, et voir ce qu'il vaut d’un point de vue commercial », s'insurge l'autrice.

Expérience opposée pour Tarmasz qui a collaboré avec une éditrice pour Voyage en république de crabe, son tout premier album. « Une cliente qui venait se faire tatouer m’a expliqué qu’elle travaillait chez Delcourt. » De fil en aiguille, Faustine lui parle de ses idées, et finit par signer un contrat avec cette dernière, qui lui laissera carte blanche pour sa première création. « A un moment ou un autre, je lui aurais envoyé mon dossier, mais cette rencontre a clairement accéléré et facilité le processus. »

La reconnaissance passe toujours par des codes masculins

En parallèle à ce mépris assumé pour les thématiques féminines et jeunesse, on observe une reconnaissance accrue pour les sujets typiquement masculins, comme les sciences dures. Un exemple flagrant : celui de Marion Montaigne, créatrice de la bd Tu mourras moins bête, qui mélange avec brio pop-culture et vulgarisation scientifique. A travers son personnage androgyne, le Professeur Moustache, elle diffuse, avec pour toile de fond une nuée d’humour noir, le savoir récolté auprès de nombreux chercheurs.euses. L’autrice y dévoile sa méthodologie avec autant de modestie que d’expertise, et est acclamée à raison par le public et la critique.

Si l’on salue son talent indéniable et son travail acharné, une question se pose : faut-il obligatoirement passer par ces codes masculins pour être reconnue ? Marie Spénale explique : « C’est sûr que c’est quelque chose qui aide clairement à la reconnaissance, et tout à coup, quand on aborde ces sujets vus comme masculins, c’est comme si le monde réalisait enfin que les femmes font de la bd. » C’est donc un premier pas vers la reconnaissance, mais qui confirme un point névralgique du 9ème art : les oeuvres actuelles sont encore validées selon des critères très masculins.

Marie Spénale illustre des magazines pour la jeunesse

Marie Spénale reste malgré tout optimiste pour l'avenir. « Le secteur s’est féminisé pour de vrai. Autour de moi, beaucoup de jeunes femmes se lancent, ou sont déjà dans le secteur. » L’autrice Pénélope Bagieu a d’ailleurs fait de la représentation des femmes son cheval de bataille et a réussi à s’imposer dans le 9ème art à travers Les Culottées, ses récits de femmes qui ne font que ce qu'elles veulent. « Les autrices amènent aussi un public jeune et frais aux éditeurs. Quand Pénélope fait de la vulgarisation scientifique en bd, elle attire un public qui n’est au départ pas lecteur de bd. »  

Nous sommes encore dans une période où le simple fait d’être une femme bédéiste représente un sujet en soi (et cet article en est la preuve) . « J’ai hâte que tout cela se banalise, et qu’on puisse enfin faire de la bd comme tout le monde », se réjouit-elle.