Lumières dans les ténèbres

Histoires d'infirmières : un document boulversant
Immersion dans des hôpitaux belges

"Lux in tenebris"

Empruntée à la traduction latine d’une phrase de l’Evangile de Saint-Jean qui dit en substance « la lumière brille dans l’obscurité, et l’obscurité ne l’a pas comprise », l’expression est aussi le titre d’une courte farce en un acte de Bertolt Brecht. Gravée sur le bras d’une infirmière de Bracops, l’un des hôpitaux du groupe Iris Sud de Bruxelles, elle n’est ni une farce ni un acte de foi.

Plutôt une règle de vie. Et elle illustre parfaitement, douloureusement mais puissamment, ce qui anime ces blouses blanches, devenues vertes en unité Covid-19 : l’espoir que l’on peut sauver. Même dans les ténèbres. Même dans l’enfer du virus. Immersion dans un monde d’amour et de souffrances.

Sophie P. (de l’hôpital Bracops à Anderlecht, comme ses collègues ici présentes) et son tatouage « Lux in tenebris ». Plus qu’une profession de foi, une règle de vie : toujours entretenir la lumière, malgré les coups durs, les désespérances.

Sophie P. (de l’hôpital Bracops à Anderlecht, comme ses collègues ici présentes) et son tatouage « Lux in tenebris ». Plus qu’une profession de foi, une règle de vie : toujours entretenir la lumière, malgré les coups durs, les désespérances.

Un oiseau pour le chat

« C’était très dur pour moi parce que très personnel. J’ai perdu ma grand-mère Marie-Madeleine il y a un an. J’en souffre toujours aujourd’hui. Me retrouver avec une vieille dame atteinte par le Covid-19 et tenter de la sauver a été extrêmement éprouvant. »

Le décor est planté. Et si, ce soir-là, le ciel dehors est magnifique, apportant une dramaturgie supplémentaire à la scène, c’est une émouvante bataille pour la vie qui se joue. Anny a 95 ans. Depuis trois semaines, Charline C., 28 ans, célibataire, sans enfant, infirmière à l’hôpital Molière à Forest, veille sur elle. Quasi jour et nuit.

La famille d’Anny, qui ne peut plus la voir, a fait déposer une photo de sa fille pour aider la vieille dame. Celle-ci sent ses forces l’abandonner. Le combat est difficile. « Vais-je mourir ? » demande-t-elle à Charline. « La vie ne s’arrête pas comme ça », lui répond l’infirmière. « Je ne pouvais pas lui dire oui, je ne pouvais pas lui dire non », se souvient Charline.

« Anny est une femme fantastique qui, à son âge, continuait à marcher et à faire la cuisine. Je lui répétais que, dans cinq ans, elle allait avoir 100 ans et qu’on allait la fêter. Je souriais non-stop. On m’avait dit que tenir une main et sourire rassure plus souvent une patiente que de prendre sa tension ou sa température. Mais, derrière mes lunettes et mon masque, les larmes coulaient. »

Elle poursuit : « Anny était délicieuse, respectueuse de tout. La nuit, quand elle m’appelait, elle répétait sans cesse : “Je suis désolée de vous déranger à une heure pareille.” Je ne faisais que mon métier. » Ce soir-là, Anny est au bout du chemin. « Je préfère mourir », dit-elle à Charline.

« J’ai déjà très bien vécu. Regardez-moi, je ne suis plus qu’un oiseau pour le chat. Nous sommes beaucoup trop nombreux sur la planète, il faut faire de la place. » En la quittant momentanément pour aller dans une autre chambre, Charline voit Anny lui faire un signe, comme tous les soirs. Et Charline lui répond, comme un geste d’amour. A quoi tient la vie ? Aujourd’hui Anny est rentrée chez elle et va bien. Quant à Marie-Madeleine, là-haut, elle est fière de sa petite-fille.

Charline C. avec Anny (95 ans) à l’hôpital Molière à Forest : une expérience troublante lui rappelant sa grand-mère Marie-Madeleine.

Charline C. avec Anny (95 ans) à l’hôpital Molière à Forest : une expérience troublante lui rappelant sa grand-mère Marie-Madeleine.

LA TENDRESSE FACE À LA DOULEUR

« Je ne pleure jamais. Même quand je rentre chez moi, je donne le change avec ma famille. J’ai quatre enfants, ma femme est dans l’enseignement. Je ne veux pas montrer mes émotions. Chaque jour, je fais 50 km à vélo pour rentrer. Ça me permet de prendre mes distances avec la souffrance. »

Kiné masculin parmi les infirmières, Jean-Yves D. vit l’éprouvante réalité d’une unité Covid. Deux cas l’ont fortement marqué ces derniers jours : celui d’un homme de 42 ans, arrivé en détresse respiratoire, en soins intensifs depuis le début, dont l’état s’est dégradé et dont le scanner était catastrophique. Après trois semaines, le patient a pu être coupé du respirateur.

« Il a fallu tout lui réapprendre, même à marcher », dit Jean-Yves. « Quand les gens sont dans le coma, dépendant de la machine, ils ne se rendent pas compte qu’on les bouge tout le temps. Souvent, au réveil, ils ne savent ni parler, ni même avaler quoi que ce soit. Nous devons faire preuve d’une attention continuelle, de tendresse. Ce patient pleurait beaucoup. Il était jeune, il ne voulait pas quitter ce monde. »

Le deuxième cas est celui d’un homme qui voulait absolument avoir un contact avec son épouse. Il ne la voyait que par Skype et ça lui semblait trop irréel. « Finalement, le dimanche, nous avons pu lui arranger une rencontre. Son épouse est venue lui rendre visite en toute sécurité. Nous étions tous heureux. Il est mort le lundi, comme s’il l’attendait pour lui dire adieu. »

Trop lourd, trop fort, trop beau

« Parfois, tout est trop lourd et on craque. Ou alors la fatigue est trop intense et on se doit d’arrêter. Nous travaillons sur un fil si tendu que le désespoir n’est pas loin de l’espoir. » Cette infirmière-là reste sur le coup d’une « défaite cruelle », comme elle l’appelle. Un homme de 73 ans avait été hospitalisé dans un état général fort altéré : souffrant déjà de pathologies multiples, il avait contracté le Covid-19. Quelle formidable sensation ont vécu celles qui le soignaient quand il a été sauvé !

Mais, deux jours plus tard, son état s’est complètement dégradé et il est décédé en quelques heures. « Nous étions dévastées. Tant de joie torpillée… C’est là l’illustration de la force cynique du virus : il revient vous jeter à terre quand vous avez réappris à marcher, il vous tire dans le dos quand vous croyez avoir retrouvé la confiance. » Tout le service a été perturbé par ce départ brutal.

Scénario complètement différent pour une jeune femme de 32 ans, la plus jeune hospitalisée à Bracops : elle a pu sortir alors qu’on la croyait perdue. Chaque patient a une histoire et chaque histoire génère des émotions fortes. Mais qui sait ce qui se passe derrière les murs des soins intensifs ? Chaque soir quand, à 20 heures, on applaudit le corps médical, ces soignants ont le cœur qui bat la chamade : simplement parce qu’ils se sentent aimés. Trop beau.

Tous les soirs, à 20 heures, les infirmières (parmi lesquelles Bilonda M.) vont à la fenêtre retrouver un peu d’énergie : elles se sentent aimées.

Dans les deux hôpitaux, les limites de la résistance physique sont souvent dépassées. Les coups durs laissent des traces.

« Ce n’est pas le virus que je crains. J’ai peur que l’humanisme actuel de notre société s’envole le jour où nous aurons gagné la bataille »

Caroline B. est une jolie femme de 26 ans. Elle vit seule à Bruxelles. C’est son premier job en milieu hospitalier. Diplômée en soins infirmiers, elle a passé trois mois en psychiatrie avant d’être affectée à l’unité Covid de l’hôpital Molière Longchamp à Forest, l’un des quatre sites des hôpitaux Iris Sud de Bruxelles, avec Joseph Bracops à Anderlecht, Etterbeek-Ixelles et un site consacré aux consultations : Baron Lambert. Caroline est jeune. Elle a encore toute la vie devant elle. On l’imagine rire aux éclats, danser, rentrer chez elle le soir débordante d’énergie pour raconter sa journée à son chéri. Et puis, la phrase tombe, contre nature, bousculant nos a priori : « On ne s’habitue jamais à la mort. » Les images lui reviennent en saccade comme dans un mauvais film.

Hier, un collègue chirurgien a été intubé. Le matin, il opérait encore. Il s’est senti mal. Son état s’est détérioré en un temps record. Il est décédé. Clap de fin. Il avait 61 ans. « Quand on connaît l’homme qu’il était, c’est comme une gifle », dit Caroline. Etre une infirmière au temps du Covid-19, c’est donc ça : tout faire pour aider, pour sauver, même courir des risques, et prendre des gifles ?

« Les patients se sentent étouffer. C’est comme s’ils avaient la tête dans l’eau et que la maladie les obligeait à respirer avec une paille »

Caroline, Charline, Dominique, Elisabeth et les autres sont au poste pour soigner et, depuis le début de la pandémie, elles endurent la terrible réalité de leur métier : on peut ne pas y arriver malgré des efforts dantesques, une foi inébranlable, un dévouement total. Evelyne R., 42 ans, raconte l’éprouvant défi qu’elle et ses collègues doivent relever quotidiennement. « Les soins sont lourds. Le virus est très agressif : les patients se sentent progressivement étouffer. C’est comme s’ils avaient la tête dans l’eau et que la maladie les obligeait à respirer avec une paille. On doit intuber certains, le respirateur peut les aider, mais ce n’est parfois pas suffisant pour éviter le pire. Quand ils sont transférés en soins intensifs, la peur les envahit. Le cas de Pierre restera gravé en moi. Cet homme voulait se battre. On l’appelait “le guerrier”. Il n’avait qu’un but : arriver jusqu’au 27 avril pour fêter avec sa femme leur anniversaire de mariage. On le félicitait à chaque petite victoire. C’était capital pour lui : vaincre l’angoisse qui lui montait à la gorge. Nous devions sans cesse lui souligner les améliorations, le rassurer, parce que l’épreuve est très anxiogène. Pierre est resté conscient jusqu’au bout. Mais il n’est pas arrivé au 27 avril. »

Evelyn R.

Evelyn R.

Femme d’une douceur infinie, Evelyne est à la base infirmière sociale. Depuis quatre ans à l’hôpital Bracops, elle s’est portée volontaire pour rejoindre l’unité Covid, car celle-ci manquait de personnel. Malgré une carrière intense de près de vingt ans, cette maman de deux enfants de 11 et 14 ans, qui vit seule, ne peut cacher son émotion dans sa nouvelle fonction.

« C’est très dur au quotidien. Nous sommes les seules personnes que voient les patients. Ils se rattachent désespérément à nous. Quand nous refermons la porte de leur chambre pour aller soigner quelqu’un d’autre, on lit la détresse dans leurs yeux. C’est un crève-cœur permanent. Ils ont besoin du contact. Certains tentent même de glisser leur main sous votre blouse pour toucher votre peau. »

« Les gens infectés par le Covid meurent dans la solitude, sans leur famille. Ils n’ont personne pour leur tenir la main. C’est une horreur de quitter la vie de cette façon », témoigne Melissa D., 26 ans. C’est son premier job. Elle vit toujours chez ses parents. Elle a le visage juvénile d’un ange. Elle travaillait en chirurgie avant d’être recrutée pour faire face au démon Covid. Car ici, c’est bien l’enfer. « Il y a beaucoup de décès. Dans des circonstances souvent extrêmement  pénibles. Voilà quelques jours, une famille a fait ses adieux à son patriarche grâce à une tablette numérique que tenait notre psychiatre dans sa chambre. Ses proches avaient peur de venir à l’hôpital à cause de la contamination. »

Melissa D.

Melissa D.

« J’ai connu mon premier décès, je n’étais pas préparée à cela »

Caroline témoigne des moments qui deviennent indélébiles dans une carrière. « J’ai connu mon premier décès, j’ai appris la toilette mortuaire, je n’étais pas préparée à cela », reconnaît-elle. « Quand la fin approche, la morphine aide les gens à ne pas souffrir, à s’en aller “confortablement”. On les soulage pour partir sereinement. Nous les accompagnons, cela nous aide nous-mêmes à surmonter le décès. Quand la mort vient enlever le patient, on reste un peu avec lui. Comme dans une prière, comme si nos esprits s’étaient rencontrés, comme si on faisait un bout de chemin ensemble. Puis, les obligations reprennent le dessus. On apprend à placer le corps dans le sac mortuaire. Des actes que l’on accomplit machinalement. Mais que l’on paie plus tard. »


Caroline a la gorge nouée ; il y a des larmes d’impuissance dans ses yeux. Ce jour-là, elle a failli perdre un collègue de 30 ans. 30 ans. Presque son âge. Tout s’est compliqué pour lui à une vitesse record. C’est ça la réalité qu’il est temps de voir et de savoir : il n’y a pas que les personnes âgées qui s’en vont sur la pointe des pieds, il y a des jeunes qui ont encore envie de danser. Arrêtez donc de tutoyer le danger, les gars ! Ce jour-là, quand elle est rentrée chez elle, Caro a craqué. Pour ne pas perdre pied, elle s’est mise à son PC. Elle a écrit un texte.

« Dans la peau d’une jeune infirmière en unité Covid-19 » parle d’une vie qui n’est plus la vie. « Le matin, vous vous levez pleine d’ambition et de motivation malgré la fatigue physique et morale », nous raconte-t-elle. « Vous savez déjà que votre journée va être épuisante. Vous arrivez à l’hôpital, vous vous changez une première fois, vous enfilez votre blouse blanche et vous voilà infirmière. Il est temps de monter dans le service. Une fois arrivée, vous vous changez une deuxième fois, cette fois-ci en bleu ou en vert, et vous voilà dans l’unité Covid-19, anciennement service de chirurgie générale. Vous savez qu’il ne vous sera plus possible de quitter le lieu avant le soir car, oui, il est en confinement total et plus personne n’entre ou ne sort, à part le personnel soignant. Votre travail commence et vous découvrez le nombre de patients présents, sortants, entrants, transférés ou bien disparus. Etant jeune infirmière, j’ai dû affronter mes premiers décès durant cette période. Quatorze au total en trois semaines. Vous avez l’impression de vous “y faire”, vous vous rassurez en vous disant que c’est peut-être mieux pour eux vu l’état dans lequel cette saloperie de virus les a mis. Mais non, vous ne vous y faites pas. Vous essayez de rassurer les patients, vous appelez les familles pour leur demander de venir au plus vite pour pouvoir dire au revoir à leur proche. Dans la seconde qui suit, un de vos patients sonne, il ne se sent pas bien, vous prenez ses paramètres et là, vous vous rendez compte qu’effectivement, ça ne va pas du tout. Vous tentez de rester calme pour ne pas l’inquiéter, vous sortez de la chambre, vous courez appeler le médecin. Vous effectuez tout ce que celui-ci vous demande, vous agissez vite car le patient se dégrade. Une fois que tout est en place, vous sortez et là, le médecin vous annonce que votre jeune de 30 ans va être envoyé en réanimation et qu’il va très probablement être placé sous respirateur. (…) Vous ne voyez pas le temps passer tellement vous courez. (…) Vient le moment où vous rentrez chez vous, où vous vous retrouvez seule dans le silence après une journée entière dans le bruit, les cris, les sonnettes. Vous vous effondrez. Les larmes coulent toutes seules. Vous essayez de vous ressaisir, mais c’est dur. Ce moment de solitude, qui se répète tous les jours depuis trois semaines maintenant, vous renvoie sans cesse la réalité en face. Vous rentrez chez vous, vous n’avez personne avec qui parler devant vous, personne avec qui décompresser après une journée éreintante et triste, personne pour vous changer les idées. (…) Vous aimeriez juste que cela cesse pour pouvoir vous reposer. Dormir. Et rêver de pouvoir serrer fort dans vos bras ceux que vous aimez. »

Voilà, d’une traite. Cette fois, c’est nous qui prenons la gifle. Une jeune femme de 26 ans qui vit cela pour un salaire peu en rapport avec sa mobilisation totale, qui ne compte pas ses heures supplémentaires, qui prend tous les risques pour sauver les autres : cela ne vaut donc que des applaudissements à 20 heures au bord des balcons ?

Maggie De Block et tous les ministres de la Santé, vous avez lu ?


L’injustice nous saisit : la vocation a bon dos. Maggie De Block et tous les ministres de la Santé, vous avez lu ? Ceux qui acceptent de raboter les budgets de la Santé, vous entendez ? Pourquoi si peu de masques, de blouses, de tests ? On aimerait paraphraser les paroles restées célèbres d’un grand homme, l’abbé Schoonbrodt, lui aussi récemment emporté par le Covid-19 : « Et les revendications, où sont-elles allées ? Et les chants dans les manifs, cela a servi à quoi ? Certains sont-ils sourds ? »

« Bien sûr, nous sommes en colère », reprend Caroline. « Mais actuellement, on n’y pense pas : on doit faire notre job. Aider l’autre est l’essence même de notre vie d’infirmière. Nous sommes habitées par un leitmotiv perpétuel : il faut qu’on y aille. On ne peut pas lâcher. Nous sommes toutes fatiguées, à bout, mais on ne peut laisser les copines toutes seules. Alors, les politiques… »

Le secret de ces petits bouts de femme à la force cachée, c’est peut-être celui-là : l’entraide. Une chaîne humanitaire avec des maillons toujours à vif. Mais une famille, celle où l’on peut se réfugier quand on souffre. Une psychothérapie perpétuelle. Evelyne, l’infirmière sociale, confirme : « Nous sommes extrêmement soudées. Pour libérer nos douleurs, en plus du travail de la psychologue, nous avons créé un groupe Whatsapp où nous vidons notre sac. En dépit des conditions très “hard” que nous connaissons, pas un membre de l’équipe n’a rentré un certificat médical pour ne pas venir travailler. Cette solidarité nous aide à tenir. Oui, nous formons une famille. »

Isabelle H. ne dit pas autre chose. Elle est chef de service. 54 ans, mariée, trois enfants de 22, 20 et 16 ans. Une centaine d’heures supplémentaires au compteur depuis le début de la crise. « Je suis en colère, non parce que je travaille trop – c’est toute ma vie – mais parce que ceux qui nous gouvernent ne connaissent pas la réalité du terrain. Aujourd’hui, vu les circonstances, ils se réveillent. Mais après le Covid-19 ? Face aux injustices comme aux drames, mes infirmières et moi sommes liées, comme par les liens du sang. Chaque matin, j’ai envie de donner tout ce que je peux. Et elles donnent aussi. »

Isabelle H.

Isabelle H.

« Je ne sais pas comment on peut se remettre d’un tel chagrin. Tous les jours, on s’attend à le revoir, mais sa place est vide »

Pour Isa, cette vie a commencé comme dans un conte de fées : « Papa, Maman, je serai infirmière ! » Mais l’histoire s’est poursuivie comme dans un film dont on ne maîtrise pas les scènes. Quand on doit sauver des gens, on n’est plus toujours acteur de sa vocation. Parce qu’il y a des choses qui vous dépassent. Les anciens disent : « C’est le métier qui entre. » Un peu radical.

Même la chef aimerait gommer les images trop lourdes pour la nature humaine, qui font les cauchemars des nuits sans fin. « J’ai vu mourir une fillette de 7 ans, tuée par accident par son frère. J’y pense toujours. Cela ne me quitte jamais. J’ai dû réanimer l’enfant d’un collègue de travail à la suite d’un accident de voiture. Je n’ai pas réussi. Je ne peux oublier. »

Il y a quelques jours, Isa a perdu un urgentiste de 59 ans rentré d’un voyage au Cameroun avec le Covid-19. « Il est revenu travailler, mais a dû être rapidement transféré aux soins intensifs. Le lendemain, il était intubé, placé en position ventrale. Il est décédé peu de temps après. Je ne sais pas comment on peut se remettre d’un tel chagrin. Tous les jours, on s’attend à le revoir, mais sa place est vide. Nous avons sauvé tant de gens ensemble et il n’est plus là pour partager notre joie. La mort d’un collègue est ce qu’il y a de pire. Parce qu’il appartient à la famille. Caroline a raison : on ne s’habitue jamais à la mort. Mais il y a une petite lumière en nous qui refuse de s’éteindre. »

Pour certaines, cette lumière est davantage qu’une profession de foi : c’est écrit dans leur chair. Sophie P., bientôt 24 ans, un visage juvénile à la volonté insoupçonnée, s’est fait tatouer, il y a trois ans, la phrase « Lux in tenebris » (la lumière dans les ténèbres) sur le bras. Elle a pris cette décision à la suite d’un événement qu’elle préfère laisser dans la nuit : le noir finit parfois par protéger les âmes. Depuis, chaque jour, elle fait sienne cette vérité : toujours y croire. Toujours penser qu’on peut sauver. Toujours entretenir cette lumière, malgré les coups durs, les désespérances. Une façon de prendre sa revanche sur le passé et de gagner.

Sophie P.

Sophie P.

Sa trajectoire confirme son talent : diplômée en 2018, elle fait un stage aux soins d’urgence, est engagée dans la foulée. Elle vit en couple avec un homme qui travaille dans l’horeca. A deux, ils apprennent le quotidien moderne : ne pas compter leurs heures. Elle en comptabilise déjà 40 supplémentaires depuis mars.

Mais cela fait partie de son contrat passé avec ses convictions et, malgré ses airs parfois de spleen baudelairien, elle pourrait incarner « les bonheurs de Sophie ». Sauf qu’à un moment, ça part en vrille : la vie n’est pas un roman rose. « Je me suis occupée d’un patient de 70 ans, touché par le Covid, intubé, extubé trois semaines après, mais qui n’avait plus la force de vivre. Il avait peur de laisser sa femme seule. Il se battait mais n’en pouvait plus. Il avait été dîner au restaurant avec son épouse juste avant son hospitalisation. Le dernier moment heureux d’une vie passée. J’ai obtenu l’autorisation de faire venir sa femme à l’hôpital. Elle a enfilé les combinaisons et l’a rejoint. Dans un coin de la chambre, tandis qu’il tentait de dire à sa femme combien il l’aimait, je retenais mes larmes. Il est mort le lendemain. »


Même pour elle qui rêvait jadis de travailler dans les pompes funèbres, il y a des moments trop durs pour ses joues rosées de 23 ans. « Ma consolation », dit-elle avec de la vraie poésie dans la voix, « c’est de pouvoir rendre les gens beaux quand ils font leur dernier voyage ».

« Dans notre métier, il n’y a que la mort, sans deuxième chance, si cela n’a pas fonctionné »

Dernier voyage. C’est un peu mystique, mais la réalité des hôpitaux, de l’intimité des chambres nous rappelle que les infirmières qui suivent nos aînés, nos proches, nos tant aimés, parviennent à établir un lien différent, spirituel, irrationnel, avec les patients. A force de les côtoyer chaque jour, elles sont devenues la parole de ceux qui ne peuvent plus parler, elles ont les clés pour les aider. Et nous aider. A faire face au chagrin, à comprendre ce qui se passe et puis, surtout, à lâcher prise quand il le faut, pour mieux partir en paix.

Inconscient sur son lit, Robert attendait l’accord de son fils pour rendre son dernier souffle. Les valises étaient faites. L’infirmière l’a traduit, expliqué. Le fils a compris. Tout en caressant le bras de son idole, il lui a susurré à l’oreille qu’il pouvait s’en aller si rester était trop compliqué. Il était minuit. A 4 heures du matin, l’infirmière a constaté le départ en gare du train qui ne revient pas. Elle a appelé le fils pour lui dire merci.

Elles se lâchent dans les couloirs, dans une chorégraphie improvisée pour qu’on retienne leur leitmotiv : elles aiment tant la vie qu’elles sont prêtes à tous les sacrifices pour la faire gagner face au virus.

Elles se lâchent dans les couloirs, dans une chorégraphie improvisée pour qu’on retienne leur leitmotiv : elles aiment tant la vie qu’elles sont prêtes à tous les sacrifices pour la faire gagner face au virus.

Covid ou pas, il nous reste à ouvrir les yeux quand nos proches les ferment. Les infirmières sont là davantage encore que pour soigner ; elles ont une sorte de sixième sens qui les habite pour mieux nous délivrer de la douleur éternelle. Vous aurez peut-être lu le témoignage de Charline C., en ouverture de ce dossier : la foi en son métier lui fait déplacer des montagnes.

« Il y a quelque chose d’étrange dans notre destin », nous confie-t-elle. « J’ai jadis été choisie pour la chirurgie de base, pour porter l’espoir de la vie, et j’assume aujourd’hui des soins palliatifs dans l’antichambre de la mort. Mais sachez-le : partout, nous avons de l’amour à transmettre, en mémoire de nos aînés disparus. » Oui, Marie-Madeleine, chère mamie qu’elle retrouve dans chacune des vieilles dames qu’elle soigne, vous pouvez être fière de votre Charline.

Le plus bel hommage de ce voyage au bout du jour et de la nuit nous viendra peut-être de Jean-Yves D., un kiné de 56 ans, marié, quatre enfants, qui côtoie cette ruche d’infirmières, travaille avec elles et comprend l’œuvre qu’elles accomplissent : c’est comme du miel, le fruit de leurs entrailles. « Pour tenir aux soins intensifs, il faut réellement un caractère assez fort, afin de surmonter les épreuves, la douleur, les échecs inévitables quand on a tout tenté », dit-il. « Parce qu’il n’y a que la mort, sans deuxième chance, si cela n’a pas fonctionné. Et les voir se serrer les coudes, tout en accomplissant un travail exemplaire, est une source d’espoir permanent. Pour les collègues comme pour les patients. »


A 20 heures, Jean-Yves se met pourtant en retrait quand crépitent les bravos sur les balcons. Avec trente ans de métier au compteur, il a appris à relativiser. « Voir des bénévoles fabriquer des masques, des traiteurs venir apporter des plats au personnel, entendre les policiers se réunir et faire hurler leurs klaxons pour nous rendre hommage, touche au cœur. Mais cela ne nous fera pas oublier que la gestion de nos soins de santé est du grand n’importe quoi. Et que l’égoïsme de chacun gangrène notre monde. »

L’égoïsme de chacun… Vaste débat, profonde réflexion personnelle. Cela nous rappelle une confidence d’une infirmière rencontrée au début de ce reportage : « Ce n’est pas le virus que je crains. J’ai peur que l’humanisme actuel de notre société s’envole le jour où nous aurons gagné la bataille. En réalité, nous aurons perdu. Perdu nos illusions sur les êtres que l’on dit humains. »

Iris V.

Iris V.

Elisabeth S.

Elisabeth S.

Sarina M.

Sarina M.

Yousra B.

Yousra B.

Hizia S.

Hizia S.

A Bracops, elles posent toutes pour Paris Match, avec leur photo civile pour qu’on sache qui est qui derrière leurs masques.

A Bracops, elles posent toutes pour Paris Match, avec leur photo civile pour qu’on sache qui est qui derrière leurs masques.