Dans les pas des migrants






19 heures, Bruxelles, gare du Nord. La dislocation du magma des navetteurs tire à sa fin, mais il en est certains que la débâcle journalière n’a pas encore emportés. L’été joue les prolongations et les invite à s’arrimer aux terrasses. Tandis qu’ils reprennent leur déambulation machinale et se laissent entraîner vers les quais, ils ne semblent pas remarquer le petit groupe d’Erythréens qui cabote dans leur sillage. Il est vrai que ces fantômes dérisoires hantent continuellement la station et ses parages, au point de s’incorporer à la trame du quotidien.

Ils s’appellent Hassan, Ismail, Senay et Awet. Ils sont manifestement très jeunes, mais ils ne nous diront pas leur âge. D’ailleurs, ils ne nous diront pas grand-chose. Pas seulement parce que leur anglais est limité, mais aussi parce que la méfiance leur colle à la peau. En dépit de leur nonchalance apparente et de leur sourire ivoire, ils vivent en alerte permanente. L’expérience de l’exil et de la semi-clandestinité leur a ôté toute candeur.



Un petit sac sur le dos, un nécessaire de couchage sous le bras et de quoi casser la croûte, quintessence d’une vie nomade, ils se dirigent eux aussi vers les quais. A 19 h 13, ils embarquent à la voie 7 dans le train IC à destination de Liège. Leur ticket est payé, ils ne peuvent pas courir le risque d’être pris en défaut par le contrôleur. Leur terminus est la gare de Namur. Descendus du train, ils remontent aussitôt dans le bus de 20 h 27 sur la ligne TEC numéro 23, dont le trajet se prolonge jusqu’à Velaine.



Il est près de 21 heures lorsque les jeunes hommes débarquent sur la vieille place de Spy, dans la commune de Jemeppe-sur-Sambre. De toute évidence, la suite du parcours ne leur est pas inconnue. Ils empruntent la chaussée principale d’un pas tranquille, puis bifurquent soudain au détour d’une habitation située en retrait de la route qui traverse la bourgade. Ils se retrouvent sur un petit chemin de terre caché par une rangée d’arbres plantée entre deux parcelles agricoles. Au bout de la sente, ils dévalent le champ en suivant les sillons tracés au cordeau jusqu’à un bosquet. Voisin de celui-ci, la station autoroutière de Spy, sur l’E42.



C’est ici qu’Hassan et les autres s’installent pour la nuit. Ils démarrent un bivouac improbable entre les replis du fossé où débouche le collecteur d’eau de pluie enterré sous l’autoroute. Pour l’heure, ils se tiennent à couvert, camouflés par l’épaisse ramure des arbres. Mais tout à l’heure, ils s’enfonceront dans le boyau métallique pour rejoindre l’autre côté de la station, afin de se retrouver dans la direction qui les intéresse. C’est-à-dire là où la voie rapide déroule son ruban de bitume vers Mons, Tournai et, au-delà, les ports français de Dunkerque et de Calais, promesses à leurs yeux du franchissement de l’ultime obstacle qui se dresse entre eux et l’Angleterre tant rêvée.

« We go to England »

Ce périple nocturne, les quatre Erythréens l’ont peut-être déjà accompli la veille, et ils sont déterminés à le refaire le lendemain, si jamais le destin ne leur est pas favorable ce soir. Encore et encore. Ils seront sans doute rejoints par d’autres au creux de la nuit. Ils attendront le bon moment pour tenter de se glisser dans les remorques des poids lourds en stationnement sur le parking tout proche. Généralement à partir d’une heure du matin, et jusqu’à quatre ou cinq heures, lorsque les « gros culs » se remettent en route. Beaucoup agiront sans aide extérieure, essayant de mettre à profit l’expérience de leurs précédents échecs ou celle de leurs camarades, qui les renseignent sur la meilleure façon de s’y prendre. Trancher les cordes de sécurité des véhicules à flancs souples ou découper le toit en toile des remorques bâchées sont deux techniques habituellement utilisées.

D’autres s’adresseront à des passeurs. Des organisations criminelles font en effet leur apparition au sein des communautés érythréenne et soudanaise, même si elles ne peuvent pas encore rivaliser avec les réseaux albanais et irako-kurdes. Un riverain de la station de Spy peut témoigner de leur présence les nuits de départ. L’aide qu’il apporte aux migrants – « Je recharge leurs téléphones, je leur donne de l’eau et un peu de nourriture, des sacs poubelles aussi, pour qu’ils se débarrassent de leurs déchets » – lui a permis de gagner leur confiance. Grâce à cette proximité, il recueille des confidences : « Ils me disent que les passeurs guident certains d’entre eux jusqu’ici, ou bien leur donnent rendez-vous directement. Ensuite, ils les mettent dans les semi-remorques. Il y a des ramassages également. Deux fois par semaine, des types les embarquent dans une camionnette et ils partent vers Calais. Les migrants les craignent. Ils n’ont pas besoin de l’exprimer, ça se voit », assure l’homme, qui souhaite demeurer anonyme. Toutefois, il ajoute : « Ce sont de pauvres gens, vous savez. Je ne comprends pas que, dans le village, certains les insultent et les chassent. Chez eux, je n’ai jamais ressenti d’agressivité, seulement de la peur. »

La violence n’est pourtant pas absente de ce milieu, même si elle est essentiellement le fait des trafiquants qui se disputent de temps à autre la mainmise sur certains parkings. Cependant, moins que ce qu’on aurait pu craindre, d’après une source policière. Surtout du fait de la dispersion du trafic à travers toute la Belgique, qui offre aux trafiquants africains de se rabattre sur des aires autoroutières moins convoitées par leurs dangereux concurrents albanais, kurdes ou afghans. Quant aux transmigrants, il arrive qu’ils soient pourvus d’armes blanches, principalement pour se défendre face aux mille dangers que cachent les routes de l’exil : le racket des passeurs, les violences ethniques et religieuses, la promiscuité des camps de réfugiés, les agressions sexuelles, les gestes fous provoqués par le désespoir…



Hassan, Ismail, Senay et Awet sont résolus à tout braver pour atteindre le but de leur odyssée. Lorsque nous les interrogeons à ce sujet, c’est sans surprise qu’ils nous répondent « We go to England ». Pour eux comme pour tous les migrants de transit, le Royaume-Uni demeure la terre promise. En raison de plusieurs facteurs : ils parlent l’anglais, ils y ont souvent de la famille, et ils savent pouvoir profiter de l’absence de registre national de population au pays de Sa Majesté pour mieux se fondre parmi ses sujets.

Le mur de Dublin

Les quatre jeunes Erythréens ont atterri à Spy, mais ils auraient tout aussi bien pu rallier d’autres parkings. Selon les estimations de la police fédérale, ils sont entre 400 et 600 migrants à partir chaque soir de la gare du Nord pour se rendre sur les aires autoroutières identifiées comme autant de nœuds du trafic vers Calais, Dunkerque et Zeebrugge. Autour de Bruxelles, en Flandre orientale et occidentale, dans le Hainaut, le Namurois, la province de Liège et bientôt le Luxembourg. En train, en bus et, si nécessaire, à pied, parfois sur de longues distances, comme c’est le cas entre la gare de Jemelle-Rochefort et l’aire de Wanlin sur l’E411, soit plus de quinze kilomètres à travers champs et bois. Après tout, qu’ils viennent du Moyen-Orient ou de la corne de l’Afrique, ils ne sont plus à trois heures de marche près.



ils sont entre 400 et 600 migrants à partir chaque soir de la gare du Nord pour se rendre sur les aires autoroutières identifiées comme autant de nœuds du trafic

Les échecs sont innombrables. Les tentatives de passage avortées condamnent les migrants au retour par le même chemin. Il faut les voir, au petit matin, remonter dans les rames en gare de Leuven, de Gembloux ou d’ailleurs, hagards, transis, mais bien décidés à repartir le soir même.



Ils sont nombreux à séjourner dans le parc Maximilien, le carrefour de la migration de transit au centre de Bruxelles, à deux pas de la gare du Nord et juste sous les fenêtres de l’Office des étrangers. Ici, chaque jour, on assiste au spectacle ahurissant de la file des « illégaux » qui s’allonge à l’heure de sortie des bureaux, lorsque les associations de bénévoles distribuent des repas sous le regard imperturbable des passants. Dans le rang, on s’agite, on s’invective, on joue des coudes. Il y en a d’ordinaire pour tout le monde, mais la distribution suivante n’est jamais garantie. Pour des personnes qui ignorent de quoi demain sera fait, mais qui savent en revanche que tout peut leur arriver entre-temps, il est vital de prendre dans l’instant ce que leur offre la providence.



En enfilade les uns derrière les autres, beaucoup d’hommes, jeunes pour la plupart. Quelques femmes aussi, les bras parfois chargés d’un bambin. La queue s’étire encore. Invraisemblable cortège d’êtres qui portent sur eux tous leurs effets comme on porte une armure. Entre les plis des étoffes, dans l’ombre des capuches, on distingue des peaux noires, des yeux bridés, des visages défaits. Certains sont arrivés la veille, d’autres végètent depuis des mois.



Plus d’un quart de la population de Maximilien sont des mineurs, âgés de 16 à 18 ans. Certains sont plus jeunes encore, entre 10 et 16 ans.


« Ils sont entre 600 et 700, très majoritairement des Soudanais et des Ethiopiens, les autres sont érythréens, irakiens, syriens, afghans », explique Mehdi Kassou, le porte-parole de la Plate-forme citoyenne d’aide aux réfugiés. L’ex-homme d’affaires devenu « homme refuge » gère, avec son association et Médecins du Monde, la Porte d’Ulysse, le centre d’accueil pour migrants. D’après son recensement, le parc abrite « dix pour cent de femmes et énormément de jeunes. Plus d’un quart de la population de Maximilien sont des mineurs, âgés de 16 à 18 ans. Certains sont plus jeunes encore, entre 10 et 16 ans. Les raisons de leur départ, c’est souvent le refus d’un enrôlement forcé dans un groupe armé. Les Erythréens fuient la dictature militaire, les Ethiopiens, les conflits interethniques, et les Soudanais, l’incorporation dans une milice. »



Mehdi Kassou confirme que pour beaucoup de ses protégés, la Belgique n’est qu’une étape obligatoire sur le chemin vers l’Angleterre. Toutefois, il nuance : « Pour une bonne partie d’entre eux, c’est non négociable, en effet. Inutile d’essayer de les en dissuader. En revanche, pour les autres, cette envie découle d’une mésinformation concernant leur Dublin. Ils le croient impossible à casser et se disent condamnés à passer la Manche, sous peine d’être renvoyés dans le pays où ils ont été fichés lors de leur arrivée en Europe. » Le porte-parole fait référence au « Règlement de Dublin », un texte qui règle juridiquement le droit d’asile dans l’Union européenne. En raccourci, il prévoit que les migrants déposent leur demande d’asile dans le premier pays de l’Union où ils posent le pied. Faute de quoi, s’ils se font contrôler ailleurs, ils sont automatiquement expulsés vers ce dernier. Mais le mur de Dublin n’est pas infranchissable, selon Mehdi Kassou : « Dès lors qu’on leur explique qu’il est possible de s’y opposer valablement – les spécialistes en droit des étrangers de la Plate-forme obtiennent de nombreux succès dans ce domaine –, on constate que beaucoup expriment le souhait de demeurer en Belgique et d’y introduire une demande d’asile. »

Des victimes sans noms

Inutile d’essayer de repérer des passeurs aux abords immédiats du parc Maximilien. Les arrangements avec leurs clients passent par les smartphones ou se font ailleurs en petit comité. De plus, grâce aux applications téléphoniques de navigation, les migrants peuvent se rendre sans difficulté aux lieux de rendez-vous qui leur sont fixés pour les embarquements nocturnes. Quant à ceux qui ne recourent pas aux réseaux, ils s’informent auprès d’autres qui connaissent les itinéraires ou, plus simplement, les surveillent à la dérobée et leur emboîtent discrètement le pas, lorsque ceux-ci se mettent en route pour la gare du Nord en fin de journée.

« Le grand changement par rapport à 2015-2016, c’est qu’à l’époque, on pouvait observer la nuit un bal de camionnettes qui venaient déposer et reprendre des gens. Clairement, il y avait tout un trafic visible autour du parc et de la gare », raconte Mehdi Kassou. « Depuis l’an dernier, en partie selon moi grâce à la présence accrue des bénévoles, le phénomène s’est déplacé. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est surtout de la négociation entre les nouveaux arrivants et les plus anciens. Ils échangent des tuyaux et des bons plans pour rejoindre des parkings d’autoroute, contre des bricoles comme des paquets de cigarettes, ou des objets qui ont de la valeur à leurs yeux : des baskets, un sac de couchage, etc. ».



Entre 2016 et 2017, le nombre d’arrestations d’Erythréens a quadruplé et celui des Soudanais a triplé.


La migration de transit en Belgique, c’est aujourd’hui une triste réalité essentiellement africaine. Les chiffres de Myria, le Centre fédéral Migration, le montrent : entre 2016 et 2017, le nombre d’arrestations d’Erythréens a quadruplé et celui des Soudanais a triplé. En revanche, on compte dans le même temps dix fois moins d’interpellations d’Iraniens, ainsi qu’une diminution de moitié des interceptions de Syriens et d’Afghans. On note aussi une réduction sensible des arrestations d’Irakiens, même si pour ces derniers la statistique semble repartir à la hausse en 2018. Au total des nationalités, 9 347 personnes ont été arrêtées en 2017. Au 30 juin de cette année, on en est à 5 475 selon les données de l’Office des étrangers.



Des chiffres officiels qui peuvent donner le tournis, derrière lesquels se cachent souvent des tragédies invisibles et des victimes qui n’ont pas de nom. C’est peut-être pour donner un visage à son drame que Kasim a d’abord souhaité témoigner spontanément lors de l’un de nos passages par le parc Maximilien. Avant de se raviser et nous prier de le rendre anonyme. La peur, toujours. Ce trentenaire irakien, originaire de Kirkouk, rencontré un matin à l’ombre d’un arbre, seul avec sa détresse, nous a néanmoins confié le soin de raconter son histoire à la fois particulière et universelle (voir la vidéo). Une histoire dérangeante. Peut-être parce que les migrants nous dérangent. Dès le moment où ils nous conduisent à faire migrer notre pensée et à bousculer nos certitudes.

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