Au contact des passeurs






Nous l’avons appelé Houari Bachir. On l’a imaginé algérien et en situation de transit illégal à Bruxelles. Etait-ce crédible ? Oui, car d’après les chiffres de l’Office des étrangers, rien qu’au premier semestre 2018, 347 ressortissants de la République d’Algérie, avec un profil identique, ont été interpellés en Belgique. Alors, on a poursuivi. On en a fait un candidat à une traversée clandestine vers l’Angleterre. On l’a doté d’un compte Facebook, d’une adresse Gmail et d’un numéro WhatsApp. Ensuite, nous avons fait appel à un arabophone, pour qu’il se glisse dans la peau de notre personnage fictif afin d’entrer en contact avec les réseaux de passeurs, réputés très présents sur la toile.



Une série de mots clés en arabe ont suffit à nous renvoyer vers des pages Facebook ouvertement consacrées au trafic de migrants.

Nous n'avons pas dû nous donner la peine d’utiliser un logiciel d’anonymisation, ni même de nous enfoncer dans les arcanes du dark web : une série de mots-clés en arabe ont suffi à nous renvoyer vers des pages Facebook ouvertement consacrées au trafic de migrants. Houari Bachir y a laissé des messages. Quelques heures à peine se sont écoulées avant que des quidams, cachés derrière des pseudos et des applications de messagerie instantanée, se manifestent.



Houari a mené les tractations durant un certain temps. Il s’est vu proposer différentes formules pour des passages garantis et non garantis. Un véritable catalogue d’offres sur mesure aux tarifs les plus variables. Après cela, pousser plus loin l’infiltration nous aurait contraint à sortir du bois, à aller au contact d’intermédiaires et, sans doute, à faire prendre des risques à notre doublure. Alors, nous avons mis fin à l’expérience.



Pénétrer dans l’inframonde hostile du trafic de transmigrants peut s’avérer très dangereux. « Le profil des passeurs membres d’organisations criminelles a changé », assure Laurence Marniquet, commandant de la Brigade mobile de recherche (BMR) de Lille, une unité de la Police française aux frontières (PAF), spécialisée dans la lutte contre le trafic de personnes. A la tête de son équipe, elle traque les trafiquants actifs dans des réseaux installés des deux côtés de la frontière franco-belge. Selon elle, « ces gens sont très déterminés et surtout plus violents qu’autrefois. Il est, par exemple, difficile de les interpeller sur l’autoroute, car ils refusent d’obtempérer et n’hésitent pas à mettre en danger les migrants qu’ils transportent. » Mais ce n’est pas tout : « Chez les Irako-Kurdes, vous avez des types qui ont pris part aux conflits dans leur pays d’origine, qui n’ont pas froid aux yeux et savent manier des armes. D’ailleurs, ils s’en servent, tantôt pour intimider leurs clients, tantôt pour régler des conflits liés au contrôle de certains parkings. Parfois, ça provoque des morts entre eux. Lorsqu’on doit procéder à l’arrestation d’un boss, on y va généralement avec des moyens d’intervention renforcés. »

« On risque notre vie en vous parlant »

Il nous a fallu longtemps pour les mettre en confiance et parvenir à les persuader de nous livrer les détails de leur long voyage sous les radars à travers l’Europe. Lorsqu’ils nous rejoignent dans un café du centre de Bruxelles, Samir et Fadel (prénoms d’emprunt), deux Syriens, négocient âprement l’absolue garantie de leur anonymat en échange de leur témoignage. L’omerta et la peur sont omniprésentes chez ceux qui achètent leur liberté aux trafiquants d’êtres humains. Nous sommes bien aux lisières d’un milieu criminel. Et si nous en doutions encore, Samir achève de nous convaincre : « Les passeurs avec lesquels nous sommes en contact sont dangereux. S’ils apprennent qu’on vous parle, on risque notre vie. »

Fadel s’est tu, mais Samir a parlé. Longtemps. Originaire de la région de Deraa et ancien étudiant en médecine dont le cursus a été interrompu par la guerre, il a fui la Syrie en 2017. La suite, c’est le récit d’un interminable itinéraire clandestin, balisé d’un bout à l’autre par la présence des réseaux de trafiquants. Ceux qui ont acheté les soldats de Bachar et de Daech pour franchir les checkpoints et sortir de Syrie. Ceux qui les ont guidés à travers la Turquie jusqu’à Istanbul, plaque tournante du trafic entre le Proche-Orient et l’espace Schengen. Ceux qui les ont fait passer en Grèce. D’autres encore qui les ont mis en relation avec une avocate marron, acheté la complicité de policiers et permis d’obtenir auprès d’un faussaire des cartes d’identité française et italienne contrefaites. Il leur en a coûté 3 500 euros pièce, payés en partie grâce à la vente de la voiture appartenant au frère de Samir, déjà installé au Royaume-Uni. Cette somme, déposée chez un garant du réseau, était remboursable en cas d’échec du passage en douane.



Les gens qui vont nous faire passer sont des criminels, mais ils sont notre unique chance d’y arriver...».


Mais les faux papiers ont joué leur rôle de sésame : Samir et Fadel ont pris l’avion à Athènes pour se rendre en Italie sans encombre. Par la suite, ils ont continué en car, jusque Sarrebruck en Allemagne. Enfin, la Belgique. « Ce voyage nous coûte 10 000 euros chacun, mais on sera bientôt en Angleterre, Inch’Allah ! Les gens qui vont nous faire passer sont des criminels, mais ils sont notre unique chance d’y arriver. » Dans les semaines qui ont suivi cette rencontre, les deux compagnons d’infortune ont fait plusieurs tentatives de passage, sans succès. Puis, un jour, on ne les a plus revus. Le camion dans lequel ils ont pris place les a sans doute conduits vers le pays de tous leurs espoirs.



Pour Ann Lukowiak, magistrate fédérale de référence dans le domaine de la lutte contre le trafic et la traite des êtres humains, cette histoire corrobore ce que les enquêtes menées en Belgique, mais également à l’international par Europol, démontrent : « Tous les migrants qui arrivent chez nous sont passés par des réseaux. A partir d’ici, soit ils poursuivent seuls vers l’Angleterre, soit ils sollicitent à nouveau des passeurs. Ces filières sont extrêmement organisées et ramifiées. Elles se composent de cellules autonomes, implantées dans divers pays et comprenant de nombreux spécialistes. Parmi leurs membres, on trouve des créateurs de sites web, des recruteurs, des logisticiens, des faussaires, des garants, des convoyeurs, etc. » D’après la procureure fédérale, il existe même un « Guide du Routard » du migrant. « On a mis la main dessus un jour dans un dossier », se souvient-elle. « Tout y était : les routes à suivre, des adresses d’hôtels, des contacts de fonctionnaires véreux chez qui se procurer de faux documents, des numéros de téléphone de chauffeurs routiers auprès desquels recevoir des infos sur les sociétés de transport qui desservent le Royaume-Uni. Absolument tout ! »

Réseaux albanais et filières kurdes

Quartier de la gare du Midi, à Bruxelles. Un hôtel défraîchi à l’enseigne piteuse, planté au milieu d’une rangée de façades mornes. A force de patience et d’observation, on finit par voir débarquer d’une voiture immatriculée outre-Manche des voyageurs effarouchés, dont on devine d’emblée qu’ils ne sont pas venus là à l’occasion d’un citytrip. Quant à l’homme qui les pousse à l’intérieur de l’établissement, il ne travaille manifestement pas pour l’Office du tourisme. Et pour cause : l’endroit est l’un des points de chute des trafiquants albanais. Ils y logent leurs « clients », le temps d’organiser la suite de leur pérégrination à haut risque.

Les grandes « safe houses » du début des années 2000, où défilaient les migrants clandestins en route vers l’Angleterre, ont quasi disparu de la capitale. Désormais, des chambres d’hôtel à bas prix, des appartements miteux ou même de simples squats font l’affaire. Et encore sont-ils surtout l’apanage des réseaux albanais, selon l’inspecteur principal Steven Engels de la Police judiciaire fédérale (PJF) de Bruxelles : « Les Albanais sont parmi les plus organisés. Et ils le sont plus encore depuis qu’ils subissent la concurrence des Kurdes sur les parkings autour de Bruxelles, en Flandre, dans le nord de la France, et maintenant aussi en Wallonie », explique l’enquêteur. « Ils se sont spécialisés dans le transport garanti. C’est-à-dire qu’au lieu de placer les migrants en catimini dans les poids lourds, ils engagent des camionneurs roumains et bulgares qu’ils rendent complices. D’autre part, ils utilisent des voitures, des camionnettes et parfois mêmes des mobil-homes, avec caches aménagées, conduites par des types recrutés dans les pays de l’Est, mais aussi en Belgique, en France et en Angleterre, prêts à prendre tous les risques pour quelques centaines d’euros. Les chances de réussite sont bien entendu très supérieures, mais ça coûte beaucoup plus cher. Un passage non garanti, c’est autour de 1 500 euros, mais pour un garanti, la fourchette est de l’ordre de 2 500 à 6 500 euros, voire au-delà, suivant les cas. »



A côté des Albanais, les Kurdes irakiens sont donc très actifs en Belgique, avec d’autres organisations, afghanes notamment. Eux aussi proposent des passages garantis en s’assurant la collaboration de certains camionneurs payés 1 500 euros par voyage, voire même de sociétés de transport. Le commandant Marniquet de la BMR lilloise confirme : « Nos enquêtes montrent que des transporteurs roumains sont de mèche avec des trafiquants qui les rémunèrent pour aménager des caches dans leurs véhicules, ou bien demander à leurs chauffeurs de prendre des personnes dans la cabine. »



En tout état de cause, même lorsqu’ils se limitent à faire monter en douce des passagers dans les camions, les passeurs sont toujours étrangement bien renseignés sur leur destination. Et s’ils profitent des failles de sécurité des remorques bâchées ou non, on est tout de même surpris de voir avec quelle facilité ils parviennent à y introduire du monde sans trahir leur présence. « Ils sont capables d’ouvrir les portes de n’importe quel camion sans l’endommager, y compris les frigorifiques, qu’ils ciblent pour enfermer des personnes, car ils sont moins contrôlés. Surtout, le froid perturbe la détection du CO₂ que nous émettons. Ils réussissent même à réapposer les scellés de transport qui ont été brisés », atteste Ann Lukowiak.



Malgré tout, les associations professionnelles du secteur ne nient pas certaines connivences, qu’elles se situent chez les transporteurs, les dispatcheurs ou les affréteurs. Pour Michaël Reul, le secrétaire général de l’UPTR (Union professionnelle du transport et de la logistique), elles contribuent même à « la poursuite du trafic depuis quinze ans, en dépit de règles de sécurité et de contrôle stricts des véhicules telles que le prévoit le “code of practice” britannique, ainsi que la menace d’une amende pouvant aller jusqu’à 2 000 livres par réfugié illégal trouvé dans le camion. »

14 000 euros par nuit pour les passeurs

Les modes opératoires du trafic peuvent différer suivant les ethnies et les types d’organisation criminelle. Mais si l’on prend la peine de se pencher sur les jugements rendus ces dernières années, on remarque des constantes dans les pratiques. C’est ce qu’a fait Myria, le Centre fédéral Migration, en passant au crible une série d’enquêtes ayant conduit à des procès.

Les convergences observées indiquent en substance que les cellules actives en Belgique s’inscrivent toujours dans une filière transnationale. A leur tête, on trouve fréquemment des individus disposant de titres de séjour britanniques. Sous leurs ordres, des sbires dont les rôles dans le trafic sont bien définis. Ils communiquent entre eux et avec leurs victimes uniquement via des médias sociaux du type Facebook et des messageries cryptées comme Viber. Ils ne rechignent pas à avoir recours à la violence et considèrent les migrants comme une vulgaire marchandise. Ils les trafiquent à grande échelle, le long d’itinéraires satellisés autour de Bruxelles et jalonnés de parkings autoroutiers qu’ils s’accaparent comme des « territoires criminels ».



« les organisations qui opèrent en Flandre et à Bruxelles par exemple, elles ont des cellules aussi bien au sud du pays, qu’à Calais ou aux Pays-Bas.


Et puis, surtout, il y a l’argent. Des sommes colossales. Avec des tarifs qui varient selon les exemples entre 1 500 et 6 000 euros le passage, Myria relève que, dans une affaire, des passeurs irakiens pouvaient empocher jusqu’à 14 000 euros par nuit ! Dans ce même dossier, le patrimoine du réseau a été estimé au minimum à plus de trois millions d’euros, récoltés en neuf mois seulement. Pour camoufler ce gigantesque business, les trafiquants blanchissent leurs avoirs au travers d’entreprises commerciales qui ont pignon sur rue en Grande-Bretagne. Ils ont aussi recours à des agences de transfert de fonds et se servent pour leur financement de banquiers « hawala », du nom d’un système ancestral de paiement informel issu du monde arabe, toujours utilisé de nos jours. On n’a rien inventé de mieux pour dématérialiser l’argent sale.

Réussir à démanteler de telles structures exige de mener des enquêtes marathon. « Ça peut prendre deux ans », explique la procureure fédérale, qui insiste sur la nécessité de ne pas lésiner sur les investigations financières : « Avec ces gens-là, les peines de prison sont rarement dissuasives. Il faut les frapper au portefeuille. » Un point de vue que nuance toutefois le commandant Marniquet. A son avis, « les condamnations lourdes effraient les têtes de réseau, dans la mesure où ils savent que la concurrence va tirer avantage de leur mise sur la touche pour prendre leur place ». Quoi qu’il en soit, Ann Lukowiak plaide pour une coopération judiciaire renforcée, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des frontières de la Belgique. « Parce que », dit-elle, « les organisations qui opèrent en Flandre et à Bruxelles, par exemple, ont des cellules aussi bien au sud du pays qu’à Calais ou aux Pays-Bas. Fini le temps où elles gravitaient autour d’un seul parking ! Elle sont partout et s’adaptent en permanence. Mon job, au parquet fédéral, c’est précisément de conserver une vue d’ensemble. »

L’Afrique trafique

Longtemps, la Wallonie a été épargnée. A présent, elle est aussi le lieu de ces étranges ballets d’ombres fuyantes qui se glissent en silence à l’intérieur des bahuts. Parmi ces passagers de la nuit, on trouve des Kurdes et des Irakiens amenés depuis la France par des passeurs basés dans le Dunkerquois et le Calaisis, sur les aires d’autoroutes qui s’étirent le long la dorsale wallonne. Mais, surtout, on y rencontre des migrants originaires d’Afrique de l’Est. Erythréens et Soudanais principalement, ils tentent leur chance sur les parkings du côté de Liège, Namur et Mons, où ils se risquent à l’intérieur de camions dont ils n’ont pas toujours la certitude qu’ils mettront le cap plein nord. Ce qui les amène à ces endroits, c’est généralement plutôt la débrouille et la solidarité africaines, voire les tuyaux qu’on s’échange à vil prix, que l’argent remis à des trafiquants. Cependant, c’est bien connu, la demande crée l’offre. Plus encore dans le commerce d’êtres humains que sur n’importe quel autre marché. On voit donc apparaître depuis peu des réseaux communautaires érythréens. A son tour, l’Afrique trafique.

En témoigne le procès qui s’est tenu devant le tribunal correctionnel de Liège en janvier de cette année. Une Erythréenne y a été condamnée à trois ans d’emprisonnement pour trafic d’êtres humains et association de malfaiteurs au préjudice d’une quinzaine de migrants originaires de la corne de l’Afrique ou parfois du Soudan, tous en séjour illégal. Après avoir effectué le trajet en train entre Bruxelles et Waremme, les victimes retrouvaient la prévenue sur le parking autoroutier de Bettincourt, où ils devaient s’acquitter auprès d’elle du prix de leur dernière étape vers l’Angleterre. La prévenue, Selamawit Y., 31 ans, disposait d’un titre de séjour valable en Grèce, de même qu’un document de voyage lui permettant de circuler dans l’espace Schengen. Au moment de son interpellation, elle avait sur elle plusieurs liasses de billets et un smartphone relié à un opérateur téléphonique grec. De toute évidence, elle était la femme de confiance d’une organisation dont les ramifications remontaient jusqu’en Hesbaye. On ne le saura jamais. Elle n’a pas parlé.

©ParisMatch.be 2018 - Migrants : l’autoroute du trafic By ParisMatch.be