Esclaves domestiques



Une enquête de Frédéric Loore




Elles sont trois, assises sur un banc. Au-dessus de leurs têtes, les frondaisons d’une placette arborée dans le quartier de la porte de Hal, à Saint-Gilles. Des produits de nettoyage et leur casse-croûte tiennent dans le sac de toile qui encombre leurs genoux. Les conversations roulent dans une langue étrangère. Parfois, un rire fuse. Au bout de dix minutes, un van s’immobilise à quelques mètres de là. Aussitôt, le trio se dirige vers le véhicule et s’y engouffre. D’une chiquenaude, le chauffeur envoie sa cigarette valdinguer sur la chaussée et démarre en trombe. Les passagères ne tarderont pas à être conduites au boulot. Ainsi débute la journée ordinaire de travailleuses domestiques sans droit de séjour en Belgique.



« Les semaines, les mois et les années passent. On s'habitue et on se crée une vie. Tout est faux mais on s'y fait »

Luiza (prénom d’emprunt) connaît bien ce genre de rituel. Elle sait que ces femmes vont travailler chaque matin avec la crainte d’être contrôlée en rue mais, étrangement, avec aussi une certaine légèreté résignée. À force, l’habitude creuse l’ornière. « On redoute l’interpellation à tout moment. On baisse la tête au passage de policiers. On a peur de voir débarquer des contrôleurs sur notre lieu de travail. Si on se fait prendre, on sait qu’on devra mentir, dire qu’on ne connaît pas le patron, sinon on risque des problèmes. Et puis, les semaines, les mois et les années passent. On s’habitue et on se crée une vie. Tout est faux mais on s’y fait. Moi, je n’ai jamais été contrôlée et, partout où j’ai travaillé, personne ne s’est jamais soucié de savoir qui j’étais vraiment. »




Brésilienne, la quarantaine, mère de famille, Luiza est arrivée en Belgique en 2006 avec un visa touristique valable trois mois. Elle n’est jamais repartie au pays des Cariocas. Pendant plus de dix ans, elle a vécu dans une semi-clandestinité. Aujourd’hui, elle est régularisée et travaille légalement sous contrat. Son expérience douloureuse d’une décennie d’exploitation dans le secteur du nettoyage et de l’économie domestique, elle tient à la partager. « Les gens doivent savoir », dit-elle. Toutefois, elle souhaite rester anonyme. Son compagnon, un Belge, insiste : « Dans son milieu, vous risquez gros en parlant. »


« Sans-papiers, vous n’êtes qu’un fantôme »

À l’époque, lorsqu’elle se retrouve en situation de séjour irrégulier, Luiza se tourne vers l’importante communauté brésilienne de Bruxelles. Un fleuve humain charriant des milliers de travailleurs sans-papiers ou cachés derrière des alias portugais. Le bouche à oreille ne tarde pas à fonctionner et elle est mise en relation avec le dirigeant d’une entreprise active dans le nettoyage de commerces et de bureaux, d’immeubles à appartements et de chantiers.

« Sur une année, la fraude peut se chiffrer à plusieurs centaines de milliers d'euros »

« Je n’avais que mon passeport, mais il m’a engagée sans difficulté », se souvient Luiza. « Il avait une série d’employés déclarés et d’autres, des Brésiliens et des Brésiliennes pour la plupart, qu’il faisait travailler totalement en noir. C’était mon cas. Je n’avais ni contrat, ni rien qui me relie à lui. Il me payait toujours en cash et en retard. Je passais à l’agence chercher mon enveloppe. Je travaillais du lundi au vendredi, de 6 heures le matin jusqu’à 16 ou 17 heures. J’étais payée 7 euros de l’heure au début, puis c’est passé à 8 euros. La consigne était la même pour tous : si vous vous faites contrôler, on ne s’est jamais vus.»

Tamara a été, selon ses dires, l'"esclave domestique" d'un membre d'une éminente famille belge d'industriels et de banquiers. Elle témoigne du régime d'exploitation auquel elle a été soumise.

Cette société a encore pignon sur rue actuellement. Sur son site web, en plus de l’aide-ménagère au domicile de particuliers, elle se vante d’offrir un service personnalisé à une clientèle professionnelle de choix : boutique luxueuse de l’avenue Louise, salon événementiel du Heysel, commerce de gros anderlechtois, etc. Durant les années où Luiza preste pour cette entreprise, sa bonne présentation et sa maîtrise du français lui valent d’être affectée aux chantiers de nettoyage les plus exposés. Les « collègues » davantage susceptibles qu’elle d’attirer la curiosité sont cantonnés aux lieux plus discrets, en dehors des heures de bureau. « C’est comme ça que je me suis par exemple retrouvée à travailler dans une grande banque du centre de Bruxelles, à la clinique Edith Cavell et à l’Hôpital militaire, dans des administrations publiques et au centre commercial City II. Chez des privés également. Tous étaient forcément clients de mon patron. Ou alors il était sous-traitant pour d’autres. J’ignore comment il se débrouillait. Toujours est-il que je recevais les lieux et les horaires et je m’y rendais à mes frais en transports en commun. Nulle part, jamais, on ne m’a posé la moindre question alors que j’étais dans la plus complète illégalité. Je n’en revenais pas moi-même, d’autant que je connais beaucoup de personnes qui travaillaient et travaillent toujours comme ça. »




La suite de l’histoire de Luiza adopte les contours de toutes celles que rapportent les tribulations d’hommes et de femmes tentant de se faire une place là où leur statut d’illégal ne leur en octroie aucune. Elle raconte la débrouille au quotidien et les tuyaux qu’on s’échange pour surnager dans le marigot de la clandestinité. Dénicher des titres de séjour ou des documents d’identité, vrais ou faux, est une préoccupation constante. « Je n’ai jamais eu recours à cela », assure-t-elle pourtant. « Rien qu’avec mon passeport, un propriétaire m’a loué un appartement sans bail à Molenbeek. Je payais le loyer en liquide. Et j’ai obtenu sans problème mes raccordements au gaz, à l’eau, à l’électricité et à la télédistribution. Tant que vous payez vos factures, jamais de questions. »

Ce semblant de vie normale, Luiza l’a payé au prix fort toutes ces années. Économiquement exploitée, elle a aussi enduré des brimades et même du harcèlement sexuel. « C’est courant, beaucoup de travailleuses étrangères en sont victimes », explique-t-elle. « Vous voulez vous plaindre à qui ? Sans-papiers, vous n’existez pas. Sans-papiers, vous n’êtes qu’un fantôme. »

Services gagnants, État perdant

Depuis sa régularisation, Luiza est employée en tant qu’aide-ménagère par une société bruxelloise de titres-services. Créé en 2004 par l’actuel ministre de la Santé Frank Vandenbroucke, régionalisé en 2016, le système des titres-services a été imaginé pour lutter contre le travail au noir du personnel domestique. Ilpermet tant aux Belges qu’aux étrangers disposant d’un permis de séjour et de travail d’effectuer une série de prestations (nettoyage, lessive, repassage, préparation des repas, courses), chez des particuliers uniquement. Le succès a dépassé toutes les attentes, puisque aujourd’hui, selon Federgon qui représente le secteur, celui-ci compte 1 500 sociétés prestataires et 150 000 travailleurs (dont 98 % de femmes, parmi lesquelles un quart ne sont pas nées en Belgique) pour environ un million de ménages utilisateurs.

« Ils savaient que je n'avais pas de papiers, mais ça ne les gênait pas. Je n'étais pas la première. Madame m'a dit qu'elle me prenait sans contrat, pour mille euros par mois »

Luiza peut témoigner, et d’autres avec elle, que derrière les portes closes des habitations privées et le paravent de certaines sociétés de titres-services, des personnes sont exploitées. Il peut s’agir de sans-papiers, mais également de Belges en situation précaire. La vulnérabilité n’a pas de frontières. Dans les deux cas, ils ne bénéficient aucunement du salaire et de la protection sociale garantis par le système. La fraude est bien entendu le moteur du phénomène, aux dépens des gouvernements régionaux qui subventionnent les titres-services à hauteur approximative de 22 euros l’heure de prestation, de sorte qu’elle ne coûte que 9 euros environ au particulier qui rétribue son aide-ménagère.

Mais comment une société de titres-services peut-elle mettre au travail des migrants ou des Belges non déclarés ? « Pour un étranger en situation irrégulière, un des chemins de fraude consiste à imputer ses prestations à une personne en ordre de séjour mais qui ne travaille pas elle-même. Ensuite, vous avez tout un jeu de compensations entre les différents acteurs », explique Bruno Devillé, inspecteur social à la direction bruxelloise de l’ONSS et responsable de la cellule ecosoc (socio-économique) et traite des êtres humains. « Pour masquer ce genre de pratiques derrière une vitrine légale, les fraudeurs créent de petites sociétés, facilement jetables, et se jouent des contrôles en profitant de la régionalisation. Exemple : vous créez une société à Bruxelles, mais vous faites travailler votre personnel uniquement en Wallonie. Dès lors, vous relevez de deux services de contrôle régionaux différents. Le temps que la combine soit éventée et que les services coordonnent leurs enquêtes, la société a mis la clé sous le paillasson. »


Dix années durant, Luiza, sans-papiers, a été employée en noir par une société de nettoyage bruxelloise. Elle a travaillé aux quatre coins de la capitale : commerces, bureaux, administrations, particuliers, elle prestait dix heures par jour pour huit euros de l'heure.



Pour un travailleur belge ou d’origine étrangère mais qui dispose d’un permis de séjour, la technique de dissimulation de leur activité au noir est sensiblement la même. Décryptage par Sibille Boucquey, substitute de l’auditeur du travail de Bruxelles, en charge des dossiers d’exploitation économique et de TEH : « Vous créez une société de titres-services et, en plus de vos véritables employés, vous déclarez du personnel fictif ou partiellement fictif dans le sens où vous leur attribuez davantage d’heures de travail qu’ils n’en prestent en réalité. Pour ça, vous devez premièrement récupérer des numéros de registre national de personnes lambda que vous faites passer pour vos salariés. Pareillement pour vos clients tout aussi fictifs. Ces numéros d’identification, ça se trouve et ça se vend. Ou alors, vous partez d’un numéro existant et vous rajoutez des chiffres. Après cela, vous renseignez un certain nombre d’heures pour lesquelles vous payez les neuf euros à la place de vos faux clients. Et vous n’avez plus qu’à encaisser la compensation de l’État équivalente à plus du double de ce que vous avez déboursé. Sur une année, la fraude peut se chiffrer à plusieurs centaines de milliers d’euros. »




L’importance réelle de ce maquignonnage est très difficile à établir. Ces dérives ne sont certainement pas généralisées dans le secteur des titres-services, où ses acteurs garantissent volontiers que « les cow-boys du début ont disparu grâce aux conditions d’agrément plus strictes et à la professionnalisation du marché ». Néanmoins il en subsiste, même si elles sont peu constatées en raison d’un contrôle dont l’efficacité est mise à mal par le manque de moyens et la régionalisation. « Je dois bien admettre que depuis 2017, très peu de dossiers rentrent à l’auditorat », regrette Sibille Boucquey. « Depuis cette date, l’inspection régionale de l’emploi a pris le relais de l’ONEM, qui n’est plus compétent. Or, pour Bruxelles, ils ne sont que deux agents affectés au contrôle. Du reste, comme pour les entreprises de nettoyage de vitres ou de bureaux, on est parfois confronté à des sociétés de titres-services gérées par des hommes de paille. On trouve de tout : des sans-abri, des radiés d’office ou des ressortissants étrangers, prétendument roumains ou Bulgares, mais qui sont souvent moldaves. En cas d’enquête, ils déclarent faillite, disparaissent et on ne récupère rien. »

La vie de château

Elle est splendide, cette demeure wallonne posée sur un fin gazon et couronnée de hautes ramures. Jusqu’à son décès il y a quelques années, le membre anobli d’une éminente famille d’industriels et de banquiers y coulait des jours sereins. Des vieilles pierres, des lambris, un parc à la française, tout y invite à la vie de château. Lorsqu’elle pénètre dans son enceinte pour la première fois en 2006, Tamara (prénom d’emprunt) espère pouvoir y goûter aussi un tant soit peu, même si elle n’est appelée qu’à y tenir un rôle de gouvernante. Elle ignore encore à cet instant que la châtelaine va lui faire vivre une servitude digne de l’ancien régime.

« Le travail au noir n'est pas le métier le plus vieux, mais le plus dégradant au monde »

Tamara, 45 ans, sans famille, est originaire d’un pays non européen, que nous tairons pour la préserver. En 2003, elle débarque en Belgique dans les bagages d’une diplomate, engagée sous contrat par cette dernière pour être la nourrice de sa fille durant les trois années de son affectation à Bruxelles. En 2006, au terme de la mission diplomatique de sa patronne, elle fait le choix de ne pas repartir. Se retrouvant à la rue, en séjour irrégulier et sans moyens de subsistance, elle apprend par une connaissance qu’un couple fortuné est à la recherche d’une domestique et qu’ils « ne sont pas du genre à poser des questions ». En effet, ils n’en poseront pas : « Ils savaient que je n’avais pas de papiers, mais ça ne les gênait pas. Je n’étais pas la première. Madame m’a dit qu’elle me prenait sans contrat, pour 1 000 euros par mois. En échange, je devais me charger de la cuisine et de l’entretien. Il y avait déjà un majordome africain qui vivait dans une dépendance, c’était immense. J’ai accepté », rapporte Tamara.




Le premier accueil est plutôt souriant. Mais la jeune femme est bien vite réduite à l’état de bonniche : « Je travaillais du matin au soir, tous les jours, le week-end compris. Je me levais tôt pour leur préparer le petit déjeuner et je me couchais tard après avoir dû nettoyer, lessiver, repasser, cuisiner et m’occuper de monsieur, qui n’était pas en très bonne santé et vivait retiré dans une aile de la maison. Madame était très sévère avec moi. J’étais logée sous les toits, dans une chambre totalement vide. On aurait dit une cellule. Je me sentais d’ailleurs prisonnière. »

La propriétaire des lieux effectue plusieurs séjours en Italie. En son absence, Tamara a pour ordre de ne sortir sous aucun prétexte, de ne pas utiliser le téléphone, de nourrir les deux chiens et de veiller sur le mari. « Je ne savais jamais quand elle allait rentrer. Elle laissait de la nourriture pour les chiens et pour monsieur, mais rien pour moi. Je me trouvais devant un frigo vide et je jeûnais pratiquement, parfois plusieurs jours d’affilée. »

Au bout d’un bon mois de ce régime, Tamara se dit que le prix de sa liberté retrouvée vaut le risque de retourner dans la rue. Profitant d’une nouvelle absence de la mégère, elle décide donc de réclamer son dû et de tirer sa révérence. « J’ai été voir monsieur, je lui ai dit que je partais et j’ai demandé les 1 000 euros promis pour le mois de travail. Il m’a répondu qu’il ne me devait rien. J’ai insisté. Il a ouvert son portefeuille et m’a donné 150 euros. J’ai compris que je n’obtiendrais rien de plus. J’étais coincée de toute façon. J’ai pris l’argent et le majordome m’a emmenée à Bruxelles avec ma valise. Par la suite, je n’ai plus jamais eu de leurs nouvelles. Mais j’imagine que d’autres ont vécu la même chose après moi. »

« Le métier le plus dégradant au monde »

Moins contrôlée et davantage fragmentée que le secteur des titres-services, la catégorie de personnel à laquelle a appartenu Tamara est bien plus susceptible de subir des abus. Combien sont-elles, les cuisinières, femmes de ménage et autres nounous victimes d’exploitation, voire de traite caractérisée ? Tout porte à croire qu’on se trouve face à un phénomène systémique. Myria, le centre fédéral migration, le pressent dans son rapport d’évaluation 2020, lorsqu’il observe : « Il semble qu’une part importante du travail domestique soit effectué clandestinement par du personnel d’origine étrangère. »




Malheureusement, les connaissances dans ce domaine sont lacunaires. C’est à peine si l’on voit émerger la pointe de l’iceberg. « Les cas les plus graves d’abus sont parfois qualifiés de traite des êtres humains. Très peu d’affaires sont toutefois concernées », déplore Myria, qui poursuit : « À Bruxelles, les dossiers de traite des êtres humains de l’auditorat du travail représentent 20 à 25 dossiers par an (Ndlr. 32 en 2018, 51 en 2019, 21 en 2020), dont à peine 10 % relèvent de l’exploitation domestique. Les trois dernières années, PAG-ASA, le centre d’accueil spécialisé pour les victimes de traite à Bruxelles, a initié sept nouveaux accompagnements sur un total de 101 nouvelles victimes d’exploitation économique. En 2018, le service d’inspection de l’ONSS a constaté deux infractions à peine pour traite des êtres humains dans le secteur domestique. » Le centre fédéral fait part d’un constat que notre enquête met en évidence : « La détection de ces victimes est particulièrement difficile en raison de leur isolement, parfois renforcé par leur origine ethnique, similaire à celle de l’employeur, ce qui peut constituer une pression à leur égard.»

De son côté, Fairwork Belgium, une association spécialisée dans l’aide aux travailleurs précaires et sans-papiers, se veut encore plus sentencieuse en préambule de son dernier rapport d’activité. Morceaux choisis : « Il est intolérable qu’alors que nous disposons d’un bon cadre législatif, il y ait si peu d’instruments pour faire respecter effectivement les droits du travail (...) Nous en venons à conclure que “l’accueil des travailleurs immigrés”, organisé au début des années 1960, était plus enviable que le traitement réservé à de grands groupes de travailleurs sans-papiers (...). » Et de conclure, lapidaire : « Le travail au noir n’est pas le métier le plus vieux, mais le plus dégradant au monde.»


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