Filles à tout faire



Une enquête de Frédéric Loore




Sous les ailes de l’avion ce jour-là, la forêt tropicale déroule son tapis émeraude rogné par les étendues agraires du Mato Grosso. En quittant son Brésil natal, Ana (prénom d’emprunt) est partagée entre la tristesse des adieux à sa famille et l’excitation de son voyage vers l’Europe. L’Irlande plus précisément, ce nouvel ailleurs investi par la jeune femme de son désir de vivre et d’apprendre.



« Je ne recevais ni nourriture, ni eau, ni soins. Je me traînais aux toilettes. Je n'en revenais pas d'être traitée comme ça »

Mais son rêve à peine effleuré, l’atterrissage à Dublin en janvier 2015 la ramène rapidement à des préoccupations très terre à terre. « Je me suis inscrite en master à l’université de Dublin dans le but de perfectionner mon anglais, de décrocher un diplôme et de me créer de nouvelles opportunités », se souvient Ana, aujourd’hui âgée de 29 ans et étudiante en fin de cycle à l’UGent. « Très vite, je me suis rendu compte que la vie en Irlande était horriblement chère pour moi. J’avais un boulot, mais je parvenais difficilement à payer mes études et à subvenir à tous mes besoins. »




Au bout d’un an et demi, elle décide de quitter le pays du trèfle pour venir s’installer en Belgique afin de poursuivre son cursus. Elle souhaite intégrer un master en relations internationales au Collège d’Europe, à Bruges. Problème : si la moitié des cours se donnent en anglais, l’autre moitié a lieu en français, une langue qu’elle ne maîtrise pas. Pour l’apprendre et se familiariser avec une nouvelle culture, elle se porte volontaire comme fille au pair. « J’avais une bonne expérience du baby-sitting et je me suis dit que vivre parmi une famille belge durant une année constituerait une transition idéale avant de reprendre mes études. » Ana s’inscrit sur le site aupairworld.com, leader mondial des agences en ligne pour les séjours au pair, avec trois millions de profils enregistrés depuis sa création en 1999. Un forum international où des familles hôtes et des candidats du monde entier peuvent se trouver sans passer par les agences traditionnelles.

Accueillie en 2017 comme fille au pair dans une famille gantoise, Ana espérait faire une expérience culturelle et humaine. Au lieu de ça, elle a vécu un enfer domestique de cinq mois.

La jeune Brésilienne suscite l’intérêt d’un couple de Gantois, qui se proposent de l’accueillir. C’est le début des ennuis pour Ana, qui est encore très loin d’imaginer ce qui l’attend dans l’ancienne cité drapière. « Ils étaient parents d’une petite fille de trois ans et l’épouse, Hilde (prénom fictif), était enceinte d’un second enfant », raconte-t-elle. « Cette famille inspirait confiance. Ce qui m’a rassuré, car j’avais entendu dire beaucoup de choses inquiétantes au sujet de filles au pair abusées aux États-Unis. Mais là, c’était l’Europe. Je me disais que la mentalité était différente et, surtout, que les réglementations seraient plus strictes. Et puis, Hilde était avocate, supposée connaître et respecter les lois... Je me trompais lourdement. À propos de mon désir d’apprendre le français, elle m’a dit que le fait de vivre en Flandre n’était pas un problème. Elle était même prête à me payer des cours à l’université de Gand. J’ignorais tout de la Belgique et de ses communautés linguistiques, je me suis laissé convaincre. Bref, j’ai été crédule et je n’ai pas cherché à me renseigner davantage. J’ai eu tort, car j’ai vécu une expérience inimaginable. »

« Je n’étais rien d’autre qu’une esclave domestique »

Les jeunes au pair (18-25 ans) ne sont pas considérés comme des travailleurs. Leur accueil pour une durée de deux ans maximum dans un foyer belge n’a en principe, pour seul objectif que d’élargir leur horizon culturel et de parfaire leurs connaissances linguistiques. En échange de la garde des enfants et de tâches ménagères légères, avec un horaire de travail limité à 20 heures par semaine et quatre heures par jour, ils perçoivent non pas un salaire, mais de l’argent de poche, plafonné à 450 euros par mois. Pour les jeunes issus de pays non membres de l’Espace économique européen ou de la Suisse, un permis de travail et un visa particulier sont nécessaires.


« Il s'agit d'un phénomène d'exploitation systémique de jeunes gens transformés à peu de frais en domestiques »

Voilà pour le cadre réglementaire. Les pratiques de terrain, elles, débordent largement de ce périmètre légal. Ana peut en témoigner : « Je suis arrivée dans la famille en août 2017, alors que Hilde venait d’accoucher d’un petit garçon. Elle et son mari se sont montrés très agréables dans un premier temps. Ils m’ont même gratifiée de 150 euros d’argent de poche supplémentaire. Je n’ai pas tardé à comprendre pourquoi. Mes vingt heures de travail hebdomadaires ont été rapidement dépassées. En plus du baby-sitting, Hilde m’a demandé de cuisiner pour toute la famille, puis de ranger, de nettoyer, de lessiver. Elle me disait qu’étant payée davantage, je devais me montrer flexible et disponible. Au bout d’un certain temps, elle m’a assigné un véritable horaire. Elle inscrivait chacune de mes tâches sur un tableau, jour par jour. Je me suis retrouvée à travailler quelque chose comme cinquante heures par semaine. Je n’avais pratiquement plus de temps libre. Pas même le week-end, car le couple s’absentait régulièrement et je devais garder les deux bambins. Lorsqu’ils ne sortaient pas, ils recevaient du monde à la maison et je devais tout débarrasser ensuite. À la longue, j’étais épuisée. »


L’enfer domestique d’Ana ne s’arrête pas là. Elle est transformée en nourrice à plein temps : le jour, elle doit veiller sur le nourrisson et s’occuper de sa sœur dès la sortie des classes ; la nuit, elle nourrit et console le bébé, dont les pleurs l’empêchent parfois de fermer l’œil. À mesure que sa liste de travaux ménagers s’allonge, ses heures creuses se réduisent comme peau de chagrin et son psychisme décline. Les sorties, les échanges avec des Belges de son âge, la découverte du pays, l’apprentissage du français, tout disparaît de son horizon. Elle se cogne aux mirages de son désert intérieur. De surcroît, les critiques pleuvent à propos de la qualité de son ménage ou de sa cuisine. « J’avais beau lui dire que je n’étais ni une aide-ménagère, ni une cuisinière, elle me répétait qu’elle était perfectionniste et qu’elle voulait que tout soit parfait. »





La plupart du temps, Ana n’ose pas se plaindre. « J’avais peur d’être mise à la porte », dit-elle. Toutefois, il lui arrive d’exprimer son désarroi. Pour toute réponse, elle reçoit des invectives : «Tu vis ici, c’est ta maison, tout le monde doit y mettre du sien et tu as suffisamment de temps pour toi. » D’autres fois, elle subit du chantage affectif : « Voyons, comment peux-tu nous faire des reproches alors que nous te considérons comme un membre de notre famille ? Tu es une ingrate. » Elle sait à quoi s’en tenir aujourd’hui : « La vérité, c’est que je n’étais rien d’autre qu’une esclave domestique. »


Famille cherche travailleur bon marché

Des mois à trimer et à ruminer détériorent la santé d’Ana. Elle contracte une pneumonie qui la contraint à voir un médecin. Ce dernier lui recommande le repos complet durant une quinzaine de jours. Elle s’acquitte elle-même de la visite, s’achète le médicament et rentre s’aliter. « Hilde a trouvé une baby-sitter de remplacement. Ensuite, pendant quinze jours, je n’ai pratiquement pas quitté ma chambre. Je ne recevais ni nourriture, ni eau, ni soins. Je me traînais aux toilettes. Le mari m’a dit un jour que j’étais une “drama queen” ! Je n’en revenais pas d’être traitée comme ça alors que je prenais soin de leur bébé comme s’il s’agissait du mien. J’étais faible et déprimée, j’ai cru un moment que j’allais mourir. Mais j’ai fini par guérir. Alors, je me suis remise au boulot. »


« En cas de conflit, ils peuvent vous mettre à la porte et c'est ce qui pousse beaucoup de filles à tout accepter »

D’autres incidents éclatent et dégradent les relations entre Ana et ses hôtes, qui soufflent le chaud et le froid. Un jour, elle est priée de faire ses valises sans préavis : « Ils m’ont annoncé qu’une remplaçante m’avait été trouvée et que je devais quitter la maison. Je n’avais nulle part où aller. Ils m’ont donné de quoi séjourner une semaine à l’hôtel. Je suis partie le 4 janvier 2018, un peu plus de cinq mois après mon arrivée.»





Par la suite, une nouvelle famille accueille la jeune femme à Brasschaat. Elle y termine plus paisiblement son année terrible, bien qu’elle reste minée par l’incompréhension. C’est en fréquentant un groupe Facebook de filles au pair qu’elle découvre l’existence de Fairwork Belgium, une association qui assiste les travailleurs immigrés victimes d’abus, et notamment le personnel domestique. Ana leur confie son témoignage et l’asbl l’aide à monter un dossier contre ses exploiteurs gantois. Elle se rend compte qu’avant elle, ils ont profité pareillement d’une jeune Indonésienne. Leurs deux plaintes sont confiées à l’inspection régionale du travail de Gand, dont l’enquête permet d’établir les faits. Le couperet tombe : à l’avenir, sous réserve d'une décision contraire de l'administration, Hilde et son mari sont interdits d’hébergement de jeunes au pair. « Pour moi, justice est faite », se réjouit Ana. « Ils ne pourront plus exploiter personne désormais. »


Cette histoire peut sembler invraisemblable. Elle est pourtant tristement banale selon Omar Garcia, l’un des responsables de Fairwork, en charge notamment des affaires relatives à l’exploitation de filles au pair. « Dans les faits », explique-t-il, « les séjours au pair en Belgique n’ont plus grand-chose avoir avec un programme d’échange culturel. Dans 90 % des cas que nous traitons, les familles se moquent de cet aspect. Tout ce qu’elles veulent, ce sont des travailleurs domestiques bon marché ! Il s’agit d’un phénomène d’exploitation systémique de jeunes gens transformés à peu de frais en domestiques. Ils se retrouvent à devoir accomplir une multitude de tâches ménagères souvent lourdes et qui les privent de la liberté dont ils doivent disposer pour s’immerger dans la culture du pays d’accueil, faire des rencontres, etc. »


Pour Omar Garcia, il ne fait aucun doute que le programme au pair est devenu un canal de migration du travail emprunté par de nombreuses familles belges pour obtenir du personnel de maison à bas coût. Il en veut pour preuve qu’en dépit du fait que le secteur culturel au sens large soit demeuré à l’arrêt durant toute la pandémie, 2020 a été une année record à l’égard du nombre de permis de travail B délivrés pour l’occupation de jeunes au pair : 506 pour l’ensemble des trois Régions du pays. « Ce chiffre montre bien que l’échange culturel importe peu, mais que le programme répond plutôt à un besoin de travailleurs migrants pour effectuer des tâches domestiques. »


« J’ai échappé aux violences sexuelles »

Nous l’appelerons Gabriela. Elle a 27 ans et des éclats de soleil brésilien dans la voix. Originaire de Santos, une ville portuaire proche de la bouillonnante São Paulo, elle vit depuis trois ans sous les cieux anémiques de Bruxelles. Salariée d’une société pharmaceutique, elle file le parfait amour avec un Belge auprès duquel elle oublie ses cauchemars en flash-back.


« Les faits dont nous avons connaissance peuvent être parfois très violents, assortis de pressions psychologiques ou d'atteintes à la personne »

Venue comme fille au pair à l’été 2018, elle a échoué chez un couple d’expatriés français installés à Ixelles avec leurs quatre enfants. Gabriela y a vécu une expérience traumatique similaire à celle d’Ana, transformée elle aussi en « fille à tout faire » avant d’être jetée à la rue. « J’ai échappé aux mauvais traitements et aux violences sexuelles, mais beaucoup n’ont pas cette chance-là », souligne-t-elle. Les témoignages qu’elle et Ana rapportent font frémir. Allant des conditions de logement déplorables au viol, le registre des maltraitances est sans fin : interdiction de prendre une douche, obligation d’uriner dans une bouteille, privation de nourriture, punitions dégradantes, etc.





« Je vois deux problèmes », explique Gabriela. « Premièrement, les filles vivent nécessairement sous le même toit que leurs accueillants familiaux. Cela crée une situation de totale dépendance. En cas de conflit, ils peuvent vous mettre à la porte, et c’est ce qui pousse beaucoup de filles à tout accepter. Moi, j’avais le sentiment de vivre davantage chez mes patrons que chez mes hôtes. Deuxièmement, elles sont très vulnérables. Elles ne connaissent souvent personne à l’extérieur, ni la langue, ni les lois, ni les recours possibles, rien. Sur les groupes Facebook, certaines posent des questions du genre : comment dois-je faire pour contacter un médecin ? Cela vous donne une idée. Vous imaginez combien il est facile d’en profiter. »


Gabriela n’est pas surprise lorsque nous lui disons avoir repéré sur le site AuPairWorld plusieurs annonces de familles belges à la recherche exclusive de Philippines ou d’Indonésiennes : « C’est très fréquent. La raison tient au fait que ces filles, pour des raisons culturelles, sont plus dociles que nous, les Brésiliennes, par exemple. Elles sont donc plus facilement exploitables. Ce que veulent les gens qui postent ces annonces, ce n’est rien d’autre que s’offrir pour pas cher les services d’une cuisinière, d’une femme de ménage et d’une nourrice, en une seule personne à leur entière disposition. »


Des victimes peu conscientes et mal informées

Chez Fairwork, Omar Garcia est également d’avis que la relation biaisée entre la famille accueillante et les jeunes au pair (il s’agit de filles dans l’écrasante majorité des cas) crée une situation de dépendance, parfois même affective, qui altère leur jugement ainsi que leur capacité à détecter les abus.


« Il leur arrive de recevoir de l’affection et d’éprouver le sentiment que l’on prend soin d’eux, mais ça n’empêche qu’on puisse leur demander de prester 38 heures dans la semaine », observe le responsable de l’asbl. « Lors de mes échanges avec des victimes qui se confient à moi pour la première fois, elles sont choquées lorsque je leur explique que ce qu’elles vivent, c’est purement et simplement de l’exploitation. Très souvent, elles n’en ont pas vraiment conscience. C’est aussi lié à leur origine socioculturelle, laquelle ne les prédispose pas toujours à identifier les pratiques abusives. »


D’où la nécessité de faire de la sensibilisation, spécialement sur les réseaux sociaux, où l’organisation Fairwork est très active. Omar Garcia considère en outre que le site AuPairWorld, de même que les agences nationales, se contentent de jouer les entremetteurs entre les candidat(e)s et les familles, en offrant des informations très insuffisantes relativement aux droits des jeunes au pair, lesquels s’en contentent la plupart du temps. Pour lui, in fine, le statut légal de ces derniers doit évoluer : « Il faut les reconnaître comme des travailleurs domestiques à part entière, de façon à ce qu’ils bénéficient des mêmes droits. »


La famille hôte de Gabriela se composait d'un couple d'expatriés français et de quatre enfants installés à Ixelles. Débarquée chez eux à l’été 2018, la nounou a été transformée en "boniche". "J'ai heureusement échappé aux mauvais traitements et aux violences sexuelles, mais beaucoup n'ont pas cette chance", explique-t-elle.

De leur côté, les autorités se disent au courant du phénomène, mais se heurtent à la difficulté de briser l’isolement des victimes : « Le problème est réel, il s’est même sans doute aggravé avec le confinement », concède Sibille Boucquey, substitute de l’auditeur du travail de Bruxelles, chargée des dossiers d’exploitation économique. « Les faits dont nous avons connaissance peuvent être parfois très violents, assortis de pressions psychologiques ou d’atteintes à la personne. Mais encore faut-il qu’ils nous parviennent. Or, c’est souvent la fille au pair qui doit trouver elle-même le moyen de sortir de son enfermement pour nous alerter. Quand c’est le cas, nous mettons alors tout en œuvre avec les services judiciaires concernés pour la secourir. »


Même constat de la part de Bruno Devillé, inspecteur social à la direction bruxelloise de l’ONSS et responsable de la cellule ecosoc (socio-économique) et traite des êtres humains : « Nous sommes là dans un milieu familial fermé, sur lequel nous n’avons aucune vue et où, légalement, on ne peut pas intervenir comme on le fait sur un chantier, par exemple. Une visite domiciliaire est soumise à autorisation d'un juge d'instruction, sur la base d’éléments préalables généralement compliqués à obtenir. »


Dans le huis clos des foyers, à l’abri des regards, combien de vies à l’étroit ? Combien de filles au pair et de « petites bonnes » prises au piège d'un entre-soi étouffant ?



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